Vie et la pensée d’Ahmed Baba (1556-1627)–Théologie et philosophie africaine Par Afrikhepri Fondation

Par Afrikhepri Fondation

    Pages d’histoire et philosophie-théologie africaine  

Né le 26 octobre 1556, à Araouane au Mali Ahmad ibn Ahmad al-Takuri Al-Musafi al Timbukti fut sans conteste l’un des plus grands penseurs de son époque. Sa vie résume pour elle seule, tous les aspects positifs et à la fois tragiques qui caractérisent l’histoire mouvementée du Soudan occidental.

Citation : « O toi qui vas à Gao, fais un détour par Tombouctou. Murmure mon nom à mes amis, et porte-leur le salut parfumé de l’exilé, qui soupire après le sol ou résident sa famille, ses amis, ses voisins. Console là-bas mes proches chéris, de la mort des Seigneurs qui  ont été ensevelis ».

Ses premières années

C’est à Araouane que le jeune Ahmed passe une partie de son enfance. Déjà, il montrait beaucoup d’intérêt à tout ce qui touchait aux sciences, à la philosophie et à la littérature. Pour parfaire ses connaissances, il se rendit à Tombouctou avec son père le juriste Alhadji Ahmadou. Ce dernier très cultivé, était déjà connu pour son savoir.

Arrivé à Tombouctou, Ahmed Baba suit le cursus habituel en termes de scolarité. Sous la direction du grand professeur Mohammed Baghayogo, il se montra très vite doué pour l’apprentissage des sciences. Il étudia la philosophie, la logique, l’exégèse, le droit, la grammaire, la théologie, la rhétorique, l’histoire, la littérature, etc. Ce n’est qu’au bout d’une trentaine d’années seulement qu’il finit ses études, après une formation longue, mais des plus nécessaires.

Devenu lui-même professeur, il enseignait sa propre philosophie, devenant par la même occasion l’un des plus grands théologiens soudanais. Il laissa un très grand nombre de disciples, qui même longtemps après sa mort répandront sa doctrine.

Parallèlement à son rôle pédagogique, le grand savant se devait d’assumer la fonction de cadi, c’est-à-dire de juge musulman. Personnage des plus intègres, il aurait rédigé pas moins d’une centaine d’ouvrages selon certains dont 56 sont connus à ce jour. À travers ces volumes, Ahmed Baba décrit sa doctrine religieuse, sa philosophie, sa poésie et même une part de ses sentiments personnels.

Sa philosophie

De nos jours, la pensée de Baba relève toujours d’une grande importance pour bien des Soudanais. Néanmoins, il faut rappeler qu’il reste avant tout un théologien musulman et qu’une bonne partie de sa réflexion s’inscrit dans les dogmes et la morale islamique. Pourtant, sa philosophie témoigne aussi de son esprit profondément africain. Il revendiquait ses origines et se sentait fier d’être soudanais.

Ahmed Baba se démarquait beaucoup de ses contemporains par sa réflexion avant-gardiste. Il était considéré comme le Mujjadid, soit le rénovateur de la religion du siècle. Selon Nsame Mbongo, étant le porteur d’une pensée nouvelle, il refusait en tant que philosophe, la spéculation gratuite et la contemplation passive des idées.

À travers une multitude de thèses parfois des plus originales, le malien défendait ses idées politiques, philosophiques et religieuses. Son livre intitulé  » Jalb al-nima ma wadaf al-niqma bi-mujanabat al wulat al-zalama  » (Porte-bonheur et contre malheur : éviter les autorités injustes) démontre sa capacité à s’écarter des éléments nuisibles à l’intégrité. Ces prises de position vis-à-vis du pouvoir et les doutes qu’il maintienne sur lui-même, montrent à quel point il pousse très loin la réflexion. Écrit en 1588, cet ouvrage traite des relations entre savants et politiques. Pour autant, il ne cache pas les raisons personnelles qui l’amènent à le rédiger.  » C’est pour m’alerter moi-même et mettre en garde mes compatriotes et mes pairs contre la fréquentation des gouvernants oppresseurs, que j’ai composé ce volume  »  écrit-il.

Conscient que l’homme est un être faible, combien même ce dernier serait des plus cultivés, Ahmed Baba fustige bien des intellectuels pour leurs manques de droiture. Il remet en question l’attitude de certains savants, qui se laissant corrompre par le pouvoir, perdent toute capacité critique sur ce même gouvernant.

Cette étude ne remet pas forcément en question le pouvoir, le considérant comme un instrument de déstabilisation moral. Bien au contraire, pour Ahmed Baba le pouvoir est nuisible que s’il est corrupteur, abusif ou arbitraire. Une bonne gouvernance, alliée à une attitude saine de la part des élites savantes ne peuvent selon lui qu’éviter bien des comportements déviants.

L’attitude du savant vis-à-vis du politique, doit donc se déterminer par rapport à des critères moraux et non matériaux. Si le pouvoir est juste, le savant peut s’allier à lui en professant ces conseils. Par contre, s’il est manipulateur et corrupteur, le théologien se doit de garder ses distances. Pour démontrer à quel point l’intention revêt plus d’importance que l’action, le philosophe décrit en 1592 le concept de la  » niyya  » , dans son ouvrage intitulé  » Ghayat al-amal fi fadl al-niyya ala l-amal  » (la supériorité de l’intention sur l’action).

Selon lui:

« La niyya est l’énoncé prononcé de façon audible ou mentalement par celui qui veut accomplir un acte. Elle a sa place dans le cœur, l’organe central de l’intelligence et de l’action ».

Pour Nsame Mbongo, le coeur étant l’organe le plus noble du corps humain et l’intention étant élaboré par cet organe, elle porte en elle la noblesse de celui-ci et est par conséquent supérieure à l’action, qui est le fait des  » membres extérieurs  » de l’organisme, organes moins nobles. Cet argument se consolide par la considération selon laquelle l’intention appartient au domaine du commandement alors que l’acte relève du domaine de l’exécution. Il est donc inférieur en dignité à la volonté intentionnelle, qui ordonne et à laquelle, il obéit. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres du travail de raisonnement auquel se livre BABA dans toutes ses recherches.

Toujours selon Nsame Mbongo, Ahmed BABA est un philosophe en plein sens du terme dans la mesure où il réfléchit sur des questions générales fondamentales. Par exemple, le rapport entre l’intention et l’acte, entre le savoir et le pouvoir ou entre le pouvoir et la science. Qui plus est, il aborde ces questions en débattant avec des philosophes et des savants de renom, à l’instar de Al-Ghazali ou Ibn Kaldoun, ou se situant par rapport à tel ou tel courant philosophique ou théologique.

Pour finir, prenons ce passage qui démontre à quel point le penseur africain est animé par l’esprit communautaire.

Il rappelle ainsi en 1603, dans le volume qu’il nomme « Tunfat al-fudala bi-bad fada’il al Ulama’ » (Dons précieux élargissant la vertu des savants) :

« ceux qui possèdent la science ou le savoir et n’agissent pas selon leur enseignement ne sont qu’à moitié obéissants, tandis que ceux qui la ou le possèdent et agissent en conséquence ont un double mérite (…). Nous penchons pour l’idée de la prééminence des savants, comme le prouvent de nombreux hadiths et athars ainsi que de nombreuses traditions remontant aux  » anciens vertueux ». Mais les savants dont il s’agit ici sont ceux qui font preuve de piété et de dévotion et se conforment à l’enseignement du Coran et de la Sunna, et non ceux qui cherchent à tirer de leur science des intérêts immédiats ou une gloire personnelle ».

Cette citation ne laisse aucun doute sur l’esprit de communauté qui anime la pensée du théologien. L’individualisme par le biais de l’égoïsme, ne doit pas prendre le pas sur la collectivité. Il oppose aussi la croyance aveugle à la croyance réfléchie, tout en prenant parti pour cette dernière. En s’appuyant sur la juridiction musulmane, Baba rapporte les citations de quelques docteurs en religion.

Parmi quelques-unes de celles-ci, on peut lire :

–  » cherchez la science en Chine s’il le faut  » ;

–  » Les savants sont les héritiers des prophètes  » ;

–  » L’encre des savants vaut mieux que le sang des martyrs  » .

(voir zouber p.164)

En conclusion sur la philosophie savante d’Ahmed Baba. Il faut reconnaître que sa pensée s’appuie en grande partie sur le droit canonique musulman, ce qui n’a rien d’étonnant pour un juriste religieux. Il faut néanmoins souligner que son raisonnement reste profondément africain, que ce soit pour remettre en question les relations entre savants et gouvernants, expliquer la prédominance de l’intention sur l’action et surtout pour affirmer sa préférence de la communauté sur l’individu. Tant de domaines de réflexions dans lesquelles s’exprime largement la pensée philosophique noire africaine.