Hélé Béji au patio littéraire de la Médina de Tunis : « La culture et la pensée n’ont pas de sexe »

Hélé Béji, née Hélé Ben Ammar le 1ᵉʳ avril 1948 à Tunis, est une écrivaine tunisienne. Agrégée de lettres modernes, elle a enseigné la littérature à l’Université de Tunis avant de travailler à l’Unesco en tant que fonctionnaire internationale. En 1998, elle fonde le Collège international de Tunis qu’elle préside.

Un écrivain tunisien dont les talents sont salués non seulement par la presse locale mais aussi par Le Figaro, le Monde, le Nouvel Observateur, Marianne, Jeune Afrique, le Canard enchaîné et ce depuis plus de 25 ans, voilà qui suscite l’admiration et le respect surtout lorsqu’on apprend qu’il s’agit d’une femme, Hélé Béji en l’occurrence, philosophe et essayiste qui a, à son actif, sept essais et récits, trois nouvelles, une quinzaine de contributions dans des livres collectifs et une multitude d’articles publiés dans différentes revues et de conférences données aux quatre coins du monde.

C’est dans une grande maison tunisoise, celle des Ben Ammar, que naît et s’initie à la vie Hélé dans une culture multiforme, celle de la grand-mère traditionnelle, de la mère aux origines françaises et du père aux idées progressistes de la jeune Tunisie fraîchement décolonisée. C’est toujours dans cette belle demeure que Hélé vit, reçoit et travaille encore. Pour y accéder, il faut traverser Rue El Marr, un quartier populaire très animé niché du côté de Bab Menara où les cris des marchands ambulants se mêlent aux klaxons des mobylettes bon marché dans un brouhaha assourdissant. Mais il suffit de traverser la porte bleue de la maison de Hélé Béji pour changer de monde et d’époque. Tout ici aspire à la tranquillité, à la réflexion et à la paix des sens et de l’âme. Le patio marbré orné d’une fontaine, les faïences qui couvrent les murs, les plantes qui donnent de l’ombre sur un banc posé dans une terrasse et les meubles d’époque dégagent une ambiance d’authenticité nostalgique des maisons d’antan. La verdure et la fraîcheur des lieux nous fait même respirer un air d’Andalousie tel que nous l’ont rapporté les poètes de l’âge d’or musulman dans cette partie du monde. Et puis les livres. Ils sont partout, sagement rangés dans des bibliothèques qui longent les murs attendant de livrer leurs secrets au lecteur curieux. Seule concession à la modernité dans cet univers, un ordinateur portable qui trône sur le bureau de Hélé.

Une femme de lettres doublée d’une femme d’action

La discussion s’engage sur ses écrits dans lesquels Hélé Béji porte un regard critique et lucide sur ses contemporains. Ainsi, dans son dernier ouvrage, « Nous décolonisés », elle s’interroge sur ce qui reste des promesses de la décolonisation et de notre responsabilité dans la conduite de notre propre destin. Ayant longtemps vécu entre la France et la Tunisie, Hélé Béji témoigne aussi dans ses ouvrages, notamment dans « L’imposture culturelle », des jeux de pouvoir qui se cachent derrière ce que nous avons l’habitude d’appeler le «dialogue des cultures» ainsi que des enjeux identitaires. Les femmes sont également très présentes dans les écrits de Hélé Béji dans une sorte d’universalité qui traverse les civilisations et le temps. Dans « La force qui demeure », l’auteur, dans un récit autobiographique commenté, brouille les cartes habituelles qui séparent la tradition de la modernité et l’orient de l’occident en évoquant le rôle et la place des femmes au travers des cultures.

Mais Hélé Béji n’est pas seulement une femme de lettres mais aussi une femme d’action qui, en créant en 1998 le Collège international de Tunis, dote notre pays d’un espace de réflexion et d’échanges sur le monde contemporain. C’est tout naturellement dans la belle demeure de ses ancêtres, restaurée et aménagée, que s’installe le Collège où se sont pressés des personnalités comme Jacques Derrida, Bernard Kouchner, Mohamed Charfi, Jean Daniel, Régis Debray ou Jean Baudrillard autour de thématiques aussi énigmatiques et passionnantes que le pardon, le rêve, les deux mondes d’aujourd’hui, Islam et liberté ou à la recherche de la civilité.

Une foule nombreuse d’habitués court les séminaires du Collège international de Tunis. La salle des conférences prévue à cet effet ne pouvant les contenir, des écrans géants permettent aux invités de suivre les conférences et de participer aux débats depuis le patio et les autres pièces alentour. Les rencontres du Collège sont un véritable salon littérature où, autour de l’intervenant principal deux autres penseurs développent leurs analyses pour, par la suite, donner la parole à la salle composée principalement d’universitaires, d’étudiants et d’artistes dont une majorité de femmes. Mais la porte du collège est ouverte à tous. D’ailleurs, Hélé Béji avoue que le Collège a été créé pour permettre aux Tunisiens, pour qui voyager en Europe est difficile, de débattre avec de grands penseurs contemporains sur des thématiques de recherche, de réflexion et d’actualité. Ainsi, chaque conférence est une fête, un moment de liberté, une libre expression de ses idées et émotions dans le respect d’autrui, ce qui n’est pas sans rappeler les salons littéraires parisiens du XVIIème Siècle tenus par des femmes de lettres férues d’art et de sciences. Là encore, Hélé Béji casse les codes et les frontières en transformant une vieille maison de la médina de Tunis en salon littéraire où se côtoient intellectuels et artistes tunisiens autour de penseurs venus de l’autre côté de la Méditerranée pour débattre, apprendre et s’écouter parler de ce qui fait notre monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

C’est avec peu de moyens que Hélé Béji, avec une petite équipe d’irréductibles, fait vivre le Collège international de Tunis en organisant ces rencontres avec de grands penseurs contemporains qui viennent habiter, pendant leur séjour, dans une aile du collège aménagée en chambres d’hôtes. Le charme désuet de la maison en a enchanté plusieurs qui sont revenus depuis et ont assuré la notoriété des lieux dans leur pays d’origine. En tout cas, personne n’a jamais refusé de venir donner une conférence ici. Mieux, les conférenciers ne sont pas rémunérés. Ils viennent pour le plaisir de discuter et d’exposer leurs thèses à un public inédit de Tunisiens de tous âges et catégories sociales confondues.

Et les habitants du quartier de la Rue El Marr ? Que pensent-ils de ce ballet insolite de personnalités qui investit périodiquement leur univers ? « Ils en sont fiers », nous dit Hélé Béji. Même s’ils n’en saisissent pas toute la portée, ils sentent que quelque chose d’important se passe. «Les philosophes, les savants sont là», disent-ils et ils font de leur mieux pour faire bonne figure en organisant la circulation et le parking pour les voitures des invités qui peuvent atteindre les 200 personnes.

C’est ainsi que les soirs de conférence, ce petit coin de la Médina redevient un lieu de vie où se presse une foule avide de pensée et de débat noble et sain, loin des fioritures des centres modernes de consommation, et ce par la seule volonté d’une femme, une Tunisienne comme on les aime, libre mais profondément attachée à ses racines qu’elle réhabilite… pour notre bonheur à tous !

Anissa BEN HASSINE

Une femme qui pense dérange, Hélé Beji radiée par l’Université

Hélé Béji, première Tunisienne agrégée de Lettres modernes en 1973, maître-assistante titulaire de l’enseignement supérieur, a été radiée de l’Université tunisienne le 5 décembre 1987, à la suite du changement du 7 novembre. Elle n’a jamais été réintégrée à l’Université. Elle avait écrit quelques années avant sa radiation un livre critique, Le désenchantement national (Maspero, 1982), sur les nouvelles formes d’uniformisation politique qui avaient suivi l’Indépendance tunisienne, en particulier la monopolisation du pouvoir par le Parti unique, l’absence de liberté d’expression, la soumission au discours officiel et au pouvoir personnel, et le caractère despotique du régime bourguibien. Dans un récit autobiographique, L’œil du jour, publié en 1985, elle avait également décrit de nombreuses scènes de la vie quotidienne où les formes de servitude sociale et politique sont évoquées par touches satiriques, et où la mélancolie, la pauvreté et l’impuissance des petites gens sont palpables à travers la narration.

Dans divers articles et travaux, elle a toujours révélé les violences liées au discours de l’identité, culturelle ou nationale, à l’arbitraire de l’État national, dont elle a démasqué les enjeux de pouvoir et de domination sur les populations libérées du colonialisme extérieur, mais pas de la « colonisation » des Tunisiens eux-mêmes. Toujours dans le registre de l’engagement intellectuel pour une libéralisation de la vie politique, elle a rendu compte, sous diverses formes, des inhibitions et des peurs profondes liées aux interdits pesant sur la vie politique, religieuse, sociale et morale, expliquant dans divers articles et conférences la différence entre indépendance nationale, et émancipation citoyenne, qui signifie se libérer aussi de la tutelle des siens et pas seulement de l’étranger. Elle a ainsi brossé peu à peu, dans ses écrits, un véritable « portrait du décolonisé » et de ses drames. Elle décrit, entre autres, dans des articles de critique littéraire, l’avant-garde insolente du Nouveau Théâtre tunisien, où elle met en valeur les audaces de cette révolte libertaire contre un État répressif. Ses positions contre la guerre du Golfe, à travers ses textes des années 90, vont aussi dans le sens d’une critique des rapports de domination entre le Nord et le Sud, montrant que les pouvoirs nationalistes des pays décolonisés ont failli à leur tâche de démocratie, et donc de souveraineté populaire.

En 1998, elle ouvre dans la médina de Tunis un espace de libre débat, Le Collège international de Tunis où, sans autorisation administrative, donc dans l’illégalité, sous le harcèlement d’une surveillance de la police locale, elle donne la parole aux intellectuels qui ne disposaient pas de lieu de discussion dans leur société, sur des thèmes philosophiques qui étaient une invitation directe à la critique du politique. Elle donne à cette occasion la parole à des intellectuels français engagés comme Jacques Derrida, Jorge Semprun, Jean Daniel, et d’autres. Le 3 juin 2001, elle organise un débat sur Le Droit d’ingérence, animé par Bernard Kouchner de retour du Kosovo, après avoir passé outre une interdiction expresse de réunion. Dans le même mois, elle offre une tribune à Mohamed Charfi, dans une conférence mémorable tenue le 9 juin, alors que cet ex-ministre de Ben Ali était sous haute surveillance, et que son livre, « Islam et Liberté », était interdit à la vente et censuré. Des cartons et des affiches Islam et Liberté, avaient été diffusés dans les universités pour cet événement. Le public universitaire a afflué. Le même été 2001, elle invite Jean Daniel, dont le dernier livre avait été retiré des librairies à cause d’un passage critique sur le régime de Ben Ali. Jean Daniel prend la parole au Collège international de Tunis devant une salle comble, sur le thème « Mémoires et engagements ». La même année, Hélé Béji publie une tribune dans le Nouvel Observateur intitulée « La femme embastillée », le 19 juillet 2001, pour protester contre l’arrestation de Sihem Ben Sedrine à Tunis.

Durant toutes les années 2000, les conférences se succèdent au Collège dans une ambiance de plus en plus affranchie, sur des thèmes de politique ou de société, tels que le 11 septembre 2001, avec Jean Baudrillard, la guerre d’Irak avec Olivier Roy, l’engagement avec Jorge Semprun, les Lumières avec Boualem Sansal, Régis Debray et Danièle Sallenave, la civilité avec de grands penseurs français tels que Marc Augé, François Jullien en 2006, l’hommage à Jean Duvignaud avec l’École de sociologie de l’Université de Tunis en 2007, etc. Un public fidèle vient assister à ces conférences d’actualité et de philosophie. En 2009 se tiennent au Collège deux conférences particulièrement sensibles, l’une intitulée « Malaise dans la liberté », en écho à la réélection de Ben Ali en octobre 2009, et l’autre, par antithèse, en éloge de l’élection de Barack Obama sur le thème de l’humanisme au mois de décembre de la même année, pour présenter une élection démocratique à des citoyens privés de scrutin. « Malaise dans la liberté » a été ouvert par le professeur Yadh Ben Achour, qui était réduit au silence avant le 14 janvier, et qui a joué après la révolution un rôle éminent dans la transition démocratique, à la tête de la Haute Instance préparatoire des élections. Deux grandes intellectuelles françaises étaient venues témoigner dans cette table ronde en 2009, de leur expérience en matière de théorie démocratique, Myriam Revault d’Allonnes, philosophe politique et Danièle Sallenave, écrivain qui vient d’être élue à l’Académie française.

Parallèlement aux travaux du Collège, Hélé Béji a creusé sa réflexion sur la fermeture politique des sociétés postcoloniales par divers écrits sur les problèmes du pluralisme culturel. Ces analyses, dont le fil se poursuit dans ses différents textes[1], ont culminé en 2008 dans le livre Nous, Décolonisés, où elle mène une critique impitoyable des dérèglements politiques et intellectuels de ces sociétés depuis un demi-siècle, en quête de leur liberté introuvable. « Alors, qui va l’entendre, Hélé Béji ? Les descendants des héros de la libération nationale, héritiers putatifs et kleptomanes, qui ressassent leur identité culturelle, leur authenticité ethnique, leur mémoire et leur islam au front de taureau, et y enferment leur société avec autant d’arrogance que d’incurie ? Il y a peu de chance qu’ils fassent bon accueil à quelqu’un qui, sorti de leurs rangs et dans leur propre camp, leur dit crûment : “Les décolonisés que nous sommes ne sommes pas malades de la peste, mais de nous-mêmes”. Entre l’indifférence des nantis, au Nord, et la censure des parvenus du Sud, cette méticuleuse, cette impitoyable exploration de l’envers du décor a pris, non sans courage, le risque de la solitude. Espérons qu’elle ne fournira pas un alibi facile aux nouveaux croisés ni un anathème automatique aux cibles de nos croisades humanitaires. Elle devra se faufiler sur une corde raide. » (Régis Debray, Marianne, 2 février 2008)

Elle y décrit l’atmosphère d’étouffement, d’impuissance et de désespoir qui s’est emparée du peuple et des élites, jusqu’au sursaut et à l’explosion du 14 janvier 2011. Le 9 janvier 2011, soit 5 jours avant la révolution, elle publie sur NouvelObs.com, une longue chronique censurée sur le net le jour même, où, à travers le suicide de Bouazizi, elle dévoile le sens émotionnel de cet ébranlement de la conscience collective des Tunisiens, la violence intérieure de leur révolte morale et de leur besoin de liberté, et la portée symbolique de ce geste déchirant dont la secousse immense a provoqué la révolution du 14 janvier que personne ne prévoyait. En février 2011 paraît son dernier livre Islam Pride (Derrière le voile), écrit en 2010, où elle tente de dépasser ce qu’elle appelle la guerre civile du voile, livre où sont perceptibles les signes de sécularisation et de démocratisation des courants islamiques au cœur même des sociétés modernes, et l’annonce d’une cohabitation inéluctable entre l’islamisme et la démocratie, bien avant que le mouvement Nahdha ne gagne les élections postrévolutionnaires en Tunisie le 23 octobre 2011.

http://www.college-international.org/hele-beji.html