Ce grand dérangement*L’immigration en face  : Didier LESCHI   DIRECTEUR DE L’OFFI

Ce n’est pas trahir ses convictions humanistes que de faire le départ entre le réel et l’utopie ; ce n’est pas renoncer à ses idéaux que de prendre en compte ce qui est possible et ce qui ne l’est pas’. Didier Leschi

Didier Leschi : « Il n’y a jamais eu autant d’immigrés en France, en pourcentage de la population »

Propos recueillis par Rachel Binhas

Haut fonctionnaire français spécialiste des questions relatives à l’immigration et à la laïcité, Didier Leschi vient de publier un Tract sur la question migratoire : « Ce grand dérangement. L’immigration en face » (Gallimard).

Le directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) publie Ce grand dérangement. L’immigration en face dans la collection Tract chez Gallimard. Un texte d’une grande finesse, dans lequel Didier Leschi ne s’interdit pas d’aborder avec lucidité une question qui divise et cristallise les passions, mais qu’il apparaît nécessaire d’aborder avec recul et précision. Entretien.

Marianne : Entre ceux qui estiment que la France est envahie par les étrangers et ceux qui sont persuadés que le pays est inhospitalier, la question de l’immigration cristallise les passions. Est-ce nouveau et comment l’expliquer ?

Didier Leschi :Non, tout cela n’est pas nouveau. Les Italiens ont suscité des mouvements xénophobes et ont été victimes de discriminations parfois violentes à l’époque où ils constituaient une des premières d’immigration. Dans les années trente, le colonel de la Rocque a construit une audience politique à partir de sa ligue « Les Croix de Feu » qui dépassait celle du Parti communiste et du Parti socialiste réunis. Son succès reposait aussi sur la xénophobie, en particulier sur le refus des immigrés venant de l’Est de l’Europe, ce qui était une manière de désigner les Juifs.

Les débats sur l’accueil des étrangers sont aussi signes de crises sociales ou économiques. Nous connaissons de fortes difficultés en matière d’emploi, de logement. Mais nous pouvons aussi constater que notre pays, même s’il s’interroge aujourd’hui, a une longue tradition d’accueil qui perdure. Ainsi, depuis que les recensements se font, nous savons qu’il n’y a jamais eu autant d’immigrés en pourcentage de la population. Il faut débattre de tout cela sans angélisme ni cynisme, c’est ce que j’essaye de faire dans ce Tract.

« La pression sur les salaires n’est pas une préoccupation nouvelle, je rappelle que c’était celle de Jaurès. »

Il y a ceux qui dénoncent l’augmentation des flux migratoire engendrée par l’économie qu’ils vénèrent. Vous expliquez qu’aujourd’hui, en France, un certain nombre de secteurs utilise une main-d’œuvre étrangère acceptant des conditions de travail pénible et des salaires indécents.

L’essentiel de l’immigration aujourd’hui n’est pas lié aux perspectives d’emploi, même si une immigration de travail perdure dans certains domaines comme l’informatique, la médecine ou d’autres métiers en tension. Viennent aussi des saisonniers agricoles pour effectuer des tâches difficiles et modestement payées. Ce sont des saisonniers marocains dont l’Ofii a organisé la venue en urgence, malgré la crise sanitaire, qui ont sauvé la saison des clémentines en Corse. Ces métiers agricoles sont aussi techniques que pénibles, les chômeurs ne peuvent au pied levé les remplacer. Il est vrai aussi que des entreprises peuvent tirer « avantage » à la présence de personnes qui acceptent de travailler beaucoup tout en gagnant moins que ce que demanderaient des personnes résidentes en France. D’autres emploient des personnes sans les déclarer, c’est un travers patronal ancien, mais heureusement minoritaire. La pression sur les salaires n’est pas une préoccupation nouvelle, je rappelle que c’était celle de Jaurès.

Pour expliquer le choix de la France comme pays d’arrivée, vous revenez sur les liens historiques entretenus avec le Maghreb, l’Afrique subsaharienne notamment. L’explication post-coloniale est-elle encore totalement d’actualité, alors que l’immigration albanaise est l’une des premières en France, par exemple ?

La première des immigrations nous vient aujourd’hui du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Elle est en lien avec, bien sûr, avec notre passé colonial qui a construit une histoire commune entre nos sociétés dont on ne peut s’abstraire. Et l’immigration va aussi à l’immigration : il est plus facile de migrer là où existe déjà une communauté d’accueil. Nous sommes en Europe le pays des Algériens, des Tunisiens, des Marocains, des Africains francophones. Et puis il y a la demande d’asile. Les premières nationalités qui ont demandé l’asile en France ces trois dernières sont Albanaise, Géorgienne, Afghane. C’est notre singularité en Europe. Ils viennent parce qu’ils savent que la France les protège plus que d’autres pays. Pour certaines nationalités comme les Afghans nous sommes même le pays de « rebond », c’est-à-dire le pays de la dernière chance alors que ces personnes ont été déboutées dans d’autres pays européens. Très peu de Syriens ou d’Irakiens viennent jusqu’à nous. Aujourd’hui la France est redevenue un des tout premiers pays de la demande d’asile avec l’Allemagne, mais toujours avec les nationalités déjà citées auxquelles s’ajoutent des demandeurs d’asile Ivoiriens, Guinéen ou encore Maghrébins.

Mais les départs sont aussi à mettre en rapport à l’échec des dirigeants de nombre de pays à construire des sociétés que des jeunes ou des classes moyennes n’aient pas envie de fuir. C’est l’échec des sociétés post-coloniales qui explique nombre de départs et non ce que seraient les effets différés du colonialisme.

La réputation économique des pays semble être, désormais, l’élément déterminant…

Les personnes qui émigrent espèrent aller dans le pays dont elles pensent qu’il leur semblera le plus favorable. Elles calculent en fonction de l’idée qu’elles se font de leur capacité, de la langue qu’elles maîtrisent ou du pays qu’elles visent, de l’existence ou non d’une communauté d’accueil. C’est pour cela que les demandeurs d’asile Syriens ont choisi l’Allemagne qui connaissait un faible taux de chômage. Contrairement à ce qui est dit parfois, ce n’est pas la France qui a refusé de les accueillir.

Les Afghans avaient choisi d’abord la Suède ou l’Allemagne pour les mêmes raisons. Et c’est bien sûr du fait de la langue commune dont ils espèrent qu’elle va faciliter leur intégration que les demandeurs d’asile ; Vénézuéliens ou Colombiens choisissent l’Espagne. On ne peut comprendre les difficultés à faire disparaître les campements à Calais si l’on n’a pas ces données en tête. À Calais, les personnes ne veulent pas déposer une demande d’asile parce qu’elles pensent que l’Angleterre leur sera plus favorable, qu’elles s’y débrouilleront mieux parce qu’elles parlent le globish qui est la langue la plus partagée au monde. Et que la dérégulation du marché du travail ouvre plus de perspective qu’un pays réglementé comme le nôtre.

« Notre machine à intégrer est grippée » écrivez-vous. Dans quelle mesure la France se donne-t-elle les moyens d’intégrer ces nouvelles populations ?

L’intégration c’est un parcours vers l’autonomie dans la société d’accueil et l’acculturation à son mode de vie et à son organisation sociale. Pendant longtemps, la situation de travail œuvrait à la socialisation, elle favorisait les contacts. C’était l’époque des « travailleurs immigrés », même si tout n’était pas rose pour eux. Les solidarités ouvrières aidaient à l’intégration, elles s’exprimaient. C’était le mot d’ordre « Français immigré, même patron, même combat ». Aujourd’hui, le travail manque et les luttes sociales avec, en particulier du fait de la disparition d’emplois industriels de faible qualification. S’ajoutent les difficultés d’accès au logement. La conjonction entre le chômage et l’augmentation des prix du logement explique la multiplication des marchands de sommeil ou des copropriétés dégradées comme à Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis où j’ai été préfet pendant quatre ans.

C’est sur l’accès au logement du reste que la concurrence au sein des couches populaires dont les immigrés font partie est la plus vive. L’affaiblissement des structures d’encadrement, en premier lieu les syndicats, comme de l’auto organisation des immigrations est un frein nouveau. Et sur la longue durée, les sorties massives du système scolaire sans formation de trop de jeunes issus de l’immigration. On pourrait ajouter la fin du service national… C’est un constat en réalité largement partagé. Dans le cadre du contrat d’intégration républicaine, les heures d’apprentissage du français ont augmenté. Des formations sont mises en œuvre, en particulier pour les jeunes réfugiés. Mais l’intégration passe aussi par le sentiment d’être utile à l’ensemble de la société grâce à ce qu’on peut lui apporter. Cela suppose une capacité à se projeter positivement vers l’avenir.

« Aujourd’hui la première des migrations est liée au regroupement familial »

Selon vous, « ce n’est pas renoncer à ses idéaux que de prendre en compte ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ». Qu’est ce qui est possible alors, qu’est-ce qui ne l’est pas ou plus ?

Le but premier de mon texte est de mettre à plat les difficultés nouvelles. Outre les difficultés économiques et sociales, les écarts culturels, sociétaux et même religieux entre les pays d’émigration et d’immigration se sont durcis. Ils sont même parfois devenus vertigineux. Ce sont les écarts de mœurs, de langue, de religion, ou encore à la sexualité. L’homophobie par exemple est revendiquée, inscrite dans le droit de certains pays. Partout, le statut des femmes est en régression, à l’opposé de l’égalité qui n’a cessé de progresser en Europe. Même si rien n’est jamais acquis. Ce qui nous caractérise en tant que société, c’est un projet de liberté, d’autonomie individuelle, et même à une capacité à laisser la place en notre sein à la critique et l’autocritique. Même l’administration subventionne ses critiques. En ce sens notre spécificité est rare. Au Pakistan, on peut mourir pour avoir bu l’eau d’un puits réservé aux musulmans.

Les sociétés du Maghreb se ferment et nous savons moins ce qu’elles sont aujourd’hui qu’hier, au temps où Pierre Bourdieu les étudiait. En Algérie, on peut être condamné à de la prison pour avoir possédé chez soi un coran avec une page déchirée. Au Maroc, pour avoir eu des relations extraconjugales. Un jeune Algérien qui vient aujourd’hui en France en sait moins sur la société française que le travailleur algérien des années 1950 qui n’hésitait pas à se syndiquer à la CGT. Les problèmes d’aujourd’hui ne sont pas équivalents à ceux d’hier. Notre insistance sur la défense de la laïcité ou de nos acquis sociétaux ne doit pas faiblir. Ne pas laisser le droit d’asile se faire parasiter par une pression la détournant de son objet au risque de le faire disparaître est un autre objectif. Il s’agit aussi d’augmenter les programmes de formations, en particulier pour les jeunes adultes ayant obtenu le statut de réfugié pour tenter de les insérer dans le marché du travail, dans des domaines où les besoins existent.

Contrairement à la plupart des pays qui nous entourent, nous ne soumettons pas le regroupement familial ou la délivrance de titres de séjour à des prérequis (logement, maîtrise de la langue…). Le pourrait-on ?

Aujourd’hui la première des migrations est liée au regroupement familial. Il y a des conditions de revenus et de logement pour les rapprochements familiaux. Mais cela ne concerne pas les conjoints de Français et ceux des personnes ayant obtenu le statut de réfugié.

Nous ne sommes pas les plus restrictifs en la matière. Nous pourrions être plus exigeants sur le niveau de langue. Cela a été fait pour l’acquisition de la nationalité. Des pays européens qui nous sont proches sont plus exigeants, en ce qui concerne le niveau de langue, pour la délivrance des visas et des titres de séjour. Ces pays sont souvent présentés comme meilleur que nous en matière d’intégration. Peut-être faudrait-il se rapprocher du modèle de ces pays.

Car, sont concernées par le regroupement familial beaucoup de femmes au faible de niveau de qualification et qui ont d’autant plus de mal à s’insérer sur le marché du travail. Ou qui ne parlent pas le français. Une fois en France, elles peuvent alors subir des formes d’enfermement communautaire qui est la base du séparatisme.

« Pour les reconduites forcées qui se heurtent à la réticence des autorités des pays de retour, il est nécessaire que nos pays parlent d’une seule voix »

Face aux difficiles reconduites aux frontières, vous proposez une politique européenne commune. A-t-on suffisamment d’intérêts communs pour ce faire ?

C’est surtout la perspective tracée par le Président de la République. Les bulles sociales que constituent avec nous les principaux pays européens sont aussi ceux vers lesquels se dirigent l’essentiel des flux migratoires et la demande d’asile. Ensemble nous avons intérêt à une collaboration car nous avons les mêmes problèmes. On ne peut maîtriser les flux migratoires – lorsqu’un droit au séjour n’a pas été donné – que par la reconduite forcée ou le retour volontaire. Il vaut mieux du reste qu’elles acceptent le retour volontaire que promeut et organise l’Ofii et qui s’accompagne d’un pécule ainsi que d’une aide à la réinsertion. Mais pour les reconduites forcées qui se heurtent à la réticence des autorités des pays de retour, il est nécessaire que nos pays parlent d’une seule voix.

* Didier Leschi, Ce grand dérangement. L’immigration en face, Gallimard, Collection « Tracts » (n° 22), 64 p., 3,90 euros

https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/didier-leschi-il-ny-a-jamais-eu-autant-dimmigres-en-france-en-pourcentage-de-la-population

In le point

La Fabrique de l’Opinion

Didier Leschi: «La société française a absorbé une part inédite d’immigration»

Ivanne Trippenbach 

18 novembre 2020 à 12h45

« Les écarts de mœurs, de langue, de religion avec les sociétés de départ sont devenus vertigineux (…) Au Pakistan, on peut mourir pour avoir bu l’eau d’un puits réservé aux musulmans. En Algérie, on peut être condamné à de la prison pour avoir possédé chez soi un Coran avec une page déchirée. Au Maroc, pour avoir eu des relations extraconjugales »

Le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) publie Ce Grand dérangement. L’immigration en face (Tracts n° 22, Gallimard). Dérangeant pour l’ensemble de l’échiquier politique, l’ouvrage de 56 pages compile une mine de données, alliant souci du détail et perspective historique, à rebours des discours simplistes. Ancien responsable du bureau des Cultes du ministère de l’Intérieur, ex-préfet à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis, Didier Leschi analyse également les écarts sociétaux qui rendent l’intégration plus difficile que jamais.

Vous êtes, en tant que patron de l’OFII, soumis au devoir de réserve. Pourquoi avoir décidé de mettre cartes sur table?

Pour permettre à chacun de se faire une opinion éclairée. Je ne fais que livrer des faits qui résultent de ma pratique professionnelle et peuvent aider au débat public. Les débats sur l’immigration sont épidermiques. Or, l’objectif de paix civile doit amener à penser ces sujets à partir d’éléments objectifs. Il faut sortir des joutes de principe «pour» ou «contre», sans rapport avec la réalité. Deux perceptions dominent: la peur d’une submersion migratoire et, à l’inverse, le sentiment d’un déni d’hospitalité. Ces idées sont fausses mais les questions soulevées n’en sont pas moins légitimes. Où en sont nos capacités d’intégration? Le Pape a-t-il raison de dire que s’affaisse le sentiment d’appartenance à une commune humanitéLes faits montrent en tout cas que la France agit en conformité avec l’éthique républicaine.

Les chiffres révèlent-ils un «trop plein» dimmigration ​?

Il n’y a pas de submersion. Mais il y a une réalitéla société française a absorbé une part inédite d’immigration en quarante ans. Depuis le Second Empire, il n’y a jamais eu dans notre pays autant d’immigrés [nés à l’étranger, qu’ils aient ensuite acquis ou non la nationalité française]. Ils représentent environ 10 % de la population, soit 6,7 millions d’habitants. En 1975, seulement 20 % des immigrés venaient du Maghreb et du reste de l’Afrique ; un sur deux venait d’Europe. A présent, plus d’un sur deux vient d’Afrique. Près d’un résident sur dix a une origine africaine. Un quart des Français ont un lien avec l’immigration. Alors que 3 % des jeunes étaient d’origine extra-européenne dans les années 1970, ils sont 17 %. Le problème…

https://www.lopinion.fr/edition/politique/didier-leschi-societe-francaise-a-absorbe-part-inedite-d-immigration-229167