ANALYSES – 15 SEPTEMBRE 2022-Montaigne
Une offre alléchante
Dès l’arrivée en septembre 2015 des forces militaires russes dans la guerre civile syrienne, un narratif « nouveau » s’est propagé, véhiculant l’idée que la Russie était désormais en mesure de proposer une offre sécuritaire robuste, directe et non-occidentale aux États et acteurs à la recherche d’une stabilisation efficace.
Cette panoplie de services et d’options s’appuie sur plusieurs leviers concrets : soutien en armement, combat sans règles d’engagement contraignantes, mise à disposition d’instructeurs militaires, engagement de mercenaires… La Russie apparaît comme un acteur providentiel, profitant du zeitgeist géopolitique actuel, qui laisse à voir des pays occidentaux fatigués, égratignés et délégitimés par vingt années de guerre contre le terrorisme.
Elle enrobe son offre d’une campagne politique et diplomatique agressive, officielle et officieuse, en reprenant le narratif soviétique anti-colonial. Elle mobilise, par exemple, les représentations des guerres de libération africaines de la guerre froide pour se présenter sous un jour positif et à la tête d’une contestation directe de l’unilatéralisme occidental, plus particulièrement dans le monde arabe et sur le continent africain.
Cette stratégie, cohérente, agile et progressive, est déployée par une gamme d’acteurs russes, publics et privés.
Cette stratégie, cohérente, agile et progressive, est déployée par une gamme d’acteurs russes, publics et privés, qui se jouent des difficultés stratégiques américaines ou françaises, pour proposer rapidement des solutions clés-en-main. Elle est aussi sous-tendue par une image positive des succès militaires russes : la Russie est sollicitée parce qu’il est supposé qu’elle peut réussir là où les Occidentaux ont échoué.
Cette analyse est contestable et s’apparente à une illusion particulièrement répandue chez les responsables et les peuples africains qui font face à des défis sécuritaires complexes. Les situations effroyables qu’ils subissent, notamment au Sahel, génèrent une recherche légitime de voies de sortie. En réalité, l’offre sécuritaire russe repose largement sur des préconceptions erronées dans les populations, qui permettent de masquer les raisons réelles de la mobilisation des Russes par certains décideurs africains.
Le cas des instructeurs russes au Mali face à la menace djihadiste
Fin 2021, à la demande des autorités de transition maliennes, plus d’un millier de mercenaires russes appartenant à la société militaire privée informellement connue sous le nom de Wagner se sont déployés au Mali. Ce contingent, important en nombre et en équipement, s’est greffé sur les Forces armées maliennes (FAMa) à Bamako, puis rapidement dans le centre et le nord du pays (cercle de Mopti, Tombouctou, Ménaka et Gao).
Cette décision a été justifiée par les responsables maliens comme une réponse à la réarticulation militaire de Barkhane, proposée aux partenaires du G5 Sahel pour réduire une empreinte française jugée importante, inadaptée et contre-productive, au profit d’un renforcement de l’équipement, de la formation et de l’appui ponctuel au combat. Cette offre a été refusée par les autorités maliennes et, pour justifier le coût financier et politique important à venir, les colonels maliens ont rassuré en confirmant que la coopération russe permettrait de réussir là où les Français avaient échoué : sur le plan militaire.
Cette prise de position, qu’elle soit cynique ou le fait d’une conviction profonde, ne tient pas à l’épreuve des faits. Les autorités de Bamako sont impliquées dans une confrontation qui quitte le seul champ du terrorisme pour aller progressivement vers un équilibre des forces avec deux organisations jihadistes : les branches sahéliennes d’Al Qaïda (Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin ; JNIM) et de l’État islamique (Wilaya Sahel de l’EI ; WSEI).
Le JNIM est aujourd’hui fort d’au moins 2 000 à 3 000 combattants, dont la très grande majorité mène une stratégie de guérilla asymétrique très efficace de type « hit and run » contre les bases et les patrouilles FAMa au centre et au sud du pays. Ce groupe dispose en outre d’une capacité de manœuvre et de repli au nord du pays où aucune force ne lui conteste plus le terrain. La WSEI est forte d’environ 500 à 1 000 combattants et mène une confrontation directe dans la région des trois-frontières (Oudalan burkinabé, Liptako-Gourma nigéro-malien) en mobilisant d’une manière fluide et fugace des centaines de djihadistes, avant leur dispersion dans un océan de dunes et de ravins arborés.
Ainsi, il est compréhensible que cette armée malienne encore en formation ne soit pas en mesure de faire face, ayant déjà perdu le contrôle de la moitié du pays en 2012 face au même ennemi, à l’époque inexpérimenté et bien inférieur en nombre.
Il faut toutefois souligner que les mercenaires russes n’ont eux-mêmes aucune expérience dans le domaine du contre-terrorisme et mettent en œuvre des modes opératoires brutaux et inadaptés, éprouvés sans succès en Afghanistan (1979-1989) et en Syrie (2015 – ) ou avec un succès tout relatif en Tchétchénie. En effet, la « pacification » de cette république sécessionniste du Caucase soviétique s’est faite au prix de deux effroyables guerres (1994-1996 ; 1999-2006/2009) et de multiples opérations anti-terroristes contre une insurrection nationaliste, soutenue par des groupes islamistes. Ces interventions russes ont causé la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes, dont une grande majorité de civils, anti-thèse du contre-terrorisme qui recherche la précision et la préservation des vies civiles.
Ce modèle russe s’appuie sur un engagement terrestre conséquent, une supériorité aérienne et sur un ratissage systématique et violent des villages suspectés d’abriter des terroristes.
Ce modèle russe s’appuie sur un engagement terrestre conséquent, une supériorité aérienne et sur un ratissage systématique et violent des villages suspectés d’abriter des terroristes.
Or, les mercenaires déployés au Mali ne disposent pas des capacités suffisantes pour une politique de bombardement massif (quelques chasseurs d’anciennes générations), ni de points de fixation (environnement urbain peu investi par un ennemi nomade). En revanche, ils deviennent un ferment central des causes de l’insurrection jihadiste. Ainsi, les exactions successives (Moura en avril 2022, ou début septembre 2022 à Nia Ouro) génèrent une spirale et deviennent le symptôme d’une solution militaire en cours de dérapage qui explique largement le renforcement, en cours et à venir, de l’insurrection, notamment dans les zones d’implantation de la communauté peule, particulièrement ciblée par la stratégie russo-malienne. Cette dernière risque de devenir le prétexte de l’encerclement de Bamako par le JNIM et d’une probable partition de facto du Mali à l’avenir.
Le résultat de l’intervention russe au Mali se trouve devant nos yeux : selon l’ONG ACLED (The Armed Conflict Location & Event Data Project), l’année 2022 est déjà la plus meurtrière au Mali et au Burkina Faso depuis le début du conflit en 2013. Si l’absence de résultats significatifs est peu surprenant pour des FAMa dont les difficultés sont connues, force est de constater que la prestation de service des mercenaires russes n’a permis aucun succès sur le terrain, même symbolique, et a contribué à l’emballement de la situation.
Les échecs précédents : Syrie, Libye, Mozambique…
Cet échec à venir pouvait aisément s’anticiper en observant la situation des autres pays où la Russie a proposé une offre sécuritaire. À l’origine de cette image de marque, il y a naturellement la Syrie. L’intervention militaire russe a permis d’éviter l’effondrement du régime de Bachar Al Assad, le desserrement de l’étau rebelle et jihadiste autour de Damas et la reprise de contrôle du centre du pays. À en croire les autorités russes et syriennes, cette « success story » aurait pu continuer et mettre fin à la guerre si les Américains et les Turcs n’avaient pas déployé leurs propres stratégies.
Cet échec à venir pouvait aisément s’anticiper en observant la situation des autres pays où la Russie a proposé une offre sécuritaire.
Les faits sont pourtant tenaces : malgré un engagement militaire de son allié russe sans équivalent depuis la chute de l’Union soviétique, le régime syrien s’est uniquement désenclavé en négociant le sauf-conduit de ses ennemis dans des zones hors de son contrôle, n’a toujours pas récupéré le contrôle réel du centre (zone désertique de la Badiya) ou du sud du pays (région de Deraa), et ne dispose pas des capacités militaires suffisantes pour faire face à ses ennemis dans le nord-ouest (Hayat Tahrir Al Cham et coalition rebelle) ou à ses adversaires dans le nord-est syrien (Forces démocratiques syriennes).
En somme, l’intervention n’a absolument pas fonctionné sur le plan sécuritaire. Ce schéma d’échec, on le retrouve sur tous les théâtres d’intervention de la Russie ou de ses forces paramilitaires. En Libye, environ 2 000 mercenaires de la société militaire Wagner ont accompagné au combat les forces du maréchal Haftar dans son offensive contre Tripoli en septembre 2019, sans succès. Au Mozambique, à l’automne 2019, les mêmes mercenaires ont proposé une offre de service pour lutter contre l’insurrection jihadiste de l’État Islamique au Cabo Delgado qui s’est soldée par une rapide déroute.
Même en République centrafricaine, où les mercenaires, appuyés par les structures étatiques russes (diplomatie, armée), ont réussi le tour de force de prendre le contrôle des forces de sécurité, des ressources minières mais aussi des institutions financières du pays, ils ne peuvent pas être crédités de la déroute des rebelles de la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC) qui menaçaient Bangui en décembre 2020. Sans l’intervention du contingent rwandais, principale force militaire sur le terrain, mais aussi de la MINUSCA, les instructeurs russes auraient eu de grandes difficultés à faire face, seuls avec des Forces armées centrafricaines sous-équipées, sous-payées et régulièrement brimées.
Nommer ce qu’est vraiment l’offre sécuritaire russe
Si l’offre sécuritaire russe est un mirage sur le plan des résultats, alors quelles sont les raisons de son succès ? Pourquoi observons-nous des acteurs aux abois se tourner vers les héritiers des coopérants soviétiques des débuts de la guerre froide ? Comment expliquer ce phénomène, en adoptant la perspective des clients ? En effet, les raisons russes de cette stratégie d’expansion, mesurée et bon marché, sont claires : effets de levier rentables dans la confrontation avec l’Occident et réflexe de captation de ressources. Le développement du socialisme n’étant plus l’objectif politique qui guide ces avancées, il s’agit d’une exploitation opportune des conflits africains à des fins économiques, mêlée à un renforcement stratégique qui est animé d’un messianisme impérial réel.
Une assurance-vie : il s’agit ici de l’objectif numéro 1 d’une telle contractualisation. Qu’il s’agisse de Bachar Al Assad au bord du précipice, de Faustin Archange Touadéra largement contesté, de Khalifa Haftar perdant le soutien américain ou des colonels maliens pilotant une transition fragile et s’enfermant dans une impasse diplomatique, les forces russes ont permis la survie de systèmes politiques contestés. La présence russe a permis un équilibrage tactique de la situation ou une sanctuarisation de leurs alliés susceptible de prévenir une menace militaire occidentale. Un paradoxe non dénué d’hypocrisie alors même que le néo-colonialisme occidental, largement dénoncé dans leurs discours de propagande, offrait auparavant cette même garantie.
Un levier de politique intérieure utile dans plusieurs champs : en Afrique, le mirage russe est mobilisé pour plaire à une opinion publique, jeune, moderne et aux aspirations renouvelées, notamment séduite par l’émancipation panafricaine, courant que la propagande russe et ses agents d’influence s’emploient à manipuler et intoxiquer. Les régimes « clients » utilisent ainsi ce levier pour se légitimer et accroître la pression sur l’opposition intérieure, en écho à la Russie qui l’exploite pour mettre la pression sur des « nouveaux clients » rétifs. Cet appel devient ainsi parfois l’outil de forces politiques désirant saisir le pouvoir et se débarrasser de l’existant. Ainsi, il ne faut pas se tromper : si elles disent quelque chose de l’effritement de l’image de la France, les manifestations « spontanées » pro-russes en Afrique de l’Ouest sont souvent des manipulations rémunérées par le pouvoir ou par la Russie : un des nombreux outils des stratégies dites « hybrides ».
Une prise de risque stratégique, néanmoins sans surprise : en observant le « retrait russe du continent » de la période post-soviétique des années 90, il est clair que cette phase n’est qu’une exception dans l’histoire de la Russie. Une part importante des élites africaines, notamment militaires, a été formée à Moscou et garde un lien d’attachement ou d’admiration avec le pays. Il n’y a donc rien d’exceptionnel à ce que les réflexes de la guerre froide reviennent. Les responsables africains et arabes perçoivent la fragilité stratégique occidentale et, face à des défis endogènes réels, longtemps sous-estimés et devenus insurmontables, ils sont amenés à trouver des solutions de facilité plutôt que de remettre en question des dynamiques sociales, économiques et historiques délétères. C’est un pari risqué à long terme mais calculé rationnellement à court terme, car il s’agit par là de retrouver autant une souveraineté fantasmée qu’un rôle dans le monde multipolaire en reconfiguration. Enfermés dans des crises nationales de longue durée, souvent en raison d’une myopie sur leurs propres turpitudes, ces responsables affirment aussi leur place dans le concert des Nations, contestent le logiciel occidental et s’arriment ainsi à une autre puissance.
Perspectives pour l’Afrique : coût et avantage de l’équation
Les responsables politiques africains et les populations doivent contempler l’enjeu et sa part de risque. Alors que Moscou et la société militaire Wagner continuent de chercher des opportunités à exploiter, que feront les responsables burkinabé, togolais, congolais, soudanais ou tchadiens, déjà en discussion ou dans le viseur de la Russie.
À la manière d’une « Françafrique » pourtant honnie, ces responsables pourront toujours identifier dans la solution russe une garantie pour se maintenir alors que les défis sécuritaires persistent : le Burkina Faso reste soumis à une insurrection très active et très violente, près de la moitié du territoire étant sous le contrôle des jihadistes ; le Togo et ses voisins du golfe de Guinée sont désormais la cible d’attaques régulières au nord de leurs pays ; la République démocratique du Congo subit une double spirale de violence avec la reprise des agressions du mouvement rebelle M23 et l’activisme déterminé de la branche congolaise de l’État Islamique ; le Soudan est l’objet d’un bras-de-fer entre le président Burhan, la société civile et le général Hemeti, commandant des Rapid Support Forces dont le déplacement à Moscou en mars 2022 n’est pas passé inaperçu ; ou encore le Tchad, actuellement dans un processus de dialogue national difficile et contesté par des opposants historiques armés et supposés proches des Russes…
Des ressources militaires (équipements, formation) arriveront de Moscou, mais resteront en dessous des espérances des concernés, surtout maintenant que la Russie a considérablement usé son appareil militaire en Ukraine. Il n’y aura plus d’arrivage massif à la mode soviétique, alors que les mercenaires de Wagner quittent déjà les théâtres extérieurs pour aller soutenir l’effort de guerre dans le Donbass ukrainien. Naturellement, les coopérants et les instructeurs aideront néanmoins leurs « clients » à exploiter leurs matières premières, fil rouge de l’approche russe (pétrole libyen, minerai centrafricain, or malien…).
Ces responsables pourront toujours identifier dans la solution russe une garantie pour se maintenir alors que les défis sécuritaires persistent.
À défaut de répondre aux aspirations légitimes de sécurité des peuples africains, ce schéma risque finalement de remplacer « un ancien maître par un autre ». La souveraineté, chère aux élites africaines actuelles, sera de nouveau empiétée.
Et les défis sécuritaires persisteront car ce jeu de poker oublie une variable essentielle : la détermination au combat des jihadistes, acteurs toujours sous-estimés alors même qu’ils démontrent une résilience très forte, un grand sens de l’initiative et des qualités indéniables au combat. Al Qaïda et l’État Islamique ne sont ni les États-Unis, ni la France, ni l’Algérie, ni le Maroc, ni les affidés de ces derniers… Ce sont deux organisations autonomes qui se sont fixées l’objectif de détruire les institutions politiques actuelles des pays dans lesquelles elles se déploient, « quoi qu’il en coûte ».
Ce choix de l’offre russe risque donc d’être perdant à tous les coups : l’isolement progressif des pays et de leurs responsables ; la perte de soutien budgétaire de la communauté internationale ; la perte de contrôle progressive de leurs territoires ; la destruction des institutions par la nouvelle logique coloniale russe puis par les succès militaires des jihadistes…sont autant de conséquences qui pourraient coûter cher en échange de cette assurance-vie. La balance des puissances n’est plus la même que pendant la guerre froide, la Russie n’étant plus dotée du poids politique et économique de l’Union soviétique et ainsi en mesure de contrebalancer l’isolement international de ses alliés. Les pays menacés, en Afrique et ailleurs, ne trouveront donc leur salut que dans des solutions exigeantes, certes difficiles à poursuivre et complexes à mettre en œuvre, mais à la hauteur des défis auxquels ils font face. Face au piège jihadiste, les deux décennies d’intervention occidentale ont démontré qu’il n’y avait pas de raccourci.
Copyright : Florent VERGNES/ AFP