Des parents d’élèves qui envahissent le bureau de la direction pour exiger l’annulation d’une punition, un père déterminé à dicter l’ordre du jour d’un conseil de classe, une mère qui entend s’y faire représenter par sa fille avocate. Un jeune délinquant de 13 ans qui trouve enfin sa voie, un adolescent homosexuel tabassé dans un vestiaire, des lycéens qui bloquent leur établissement à la moindre occasion et diffusent en direct chaque incident sur les réseaux sociaux…
Au cœur de ce tourbillon, une proviseure intrépide bouleverse le rythme de la rentrée, défend sans relâche la laïcité et l’égalité femmes-hommes, fait du vote pour les délégués de classe une campagne électorale passionnée et introduit le coaching pour améliorer le bien-être de ses personnels.
À la tête d’un lycée polyvalent, Mahi Traoré a tenu le journal vivant d’une année scolaire, riche en anecdotes et en souvenirs marquants. Dans une Éducation nationale encore très conservatrice, elle révèle avec la passion, l’humour et le franc-parler qui la caractérisent ses solutions audacieuses. Avec pour ligne de conduite une conviction forgée par trente ans d’expérience: faire de l’École une maison accueillante pour tous, dans laquelle la réussite des élèves rime avec leur bonheur.
Rendez-vous avec Mahi Traoré : « J’aurais pu être ce proviseur injustement accusé au lycée Maurice-Ravel »
Par Claire Lefebvre
Mahi Traoré, proviseure du lycée polyvalent Lucas-de-Nehou, dans le 5e arrondissement de Paris. © Astrid di Crollalanza
On s’attendait à la rencontrer derrière un protocolaire bureau de proviseure. C’est devant son établissement, le lycée technique et professionnel Lucas-de-Nehou, situé dans le 5e arrondissement de Paris, qu’elle nous accueille, en tailleur-pantalon marine et baskets immaculées. Souriante, volubile, passionnée… Mahi Traoré est loin de l’image que l’on se fait d’un chef d’établissement. Mais il suffit de la voir évoluer pour comprendre qu’elle n’a rien de la bonne copine non plus – du moins pour ses élèves. Tous sont priés de se lever lorsqu’elle entre en classe. Dans les couloirs, ils lui donnent du « Bonjour madame Traoré ».
Le point du soir
Et ça l’amuse. « Je l’avoue, je ne suis pas commode. Cela fait partie de mon costume de cheffe d’établissement. Mais cela ne m’empêche pas d’être à l’écoute de tous – élèves, professeurs, personnel administratif – quand il le faut », explique celle qui a commencé sa carrière comme surveillante avant de devenir conseillère principale d’éducation (CPE), puis proviseure en 2012. Cette écoute, cette capacité à faire que les cours s’enchaînent de manière fluide et que tout le monde soit heureux d’être là, est « l’essence même » de ce métier, qu’elle aime comparer à celui de « chef d’orchestre ».
Du Mali aux beaux quartiers parisiens
Si elle nous reçoit, moins de trois semaines après la rentrée, c’est parce qu’elle a décidé de consacrer un livre à sa profession. Ce récit, intitulé Moi proviseure… Journal impertinent d’une cheffe d’établissement combative, sort ce mois-ci aux éditions Robert Laffont. Et il est, dit-elle, un peu la suite de son premier ouvrage, Je suis noire mais je ne me plains pas, j’aurais pu être une femme (Robert Laffont), dans lequel elle racontait avec humour son parcours depuis son Mali natal jusqu’aux lycées de Bagneux, Créteil puis Paris, où elle a été la première femme d’origine africaine à devenir proviseure. Un itinéraire semé d’obstacles où elle a connu la misogynie et le racisme ordinaire. Ne l’a-t-on pas prise, un jour, pour la gardienne alors qu’elle était la proviseure adjointe ?
Son deuxième livre, elle le consacre aux élèves qu’elle a croisés durant sa carrière, et qui l’ont marquée. On y découvre le destin de Hassan, l’ex-caïd devenu un bon père de famille, celui de Jordan passé à tabac dans les vestiaires de son école en raison de son homosexualité, de Nicolas dont Pronote (le logiciel de gestion de la vie scolaire) rappelle qu’il préfère se faire appeler Nina, ou encore d’Enzo, cet élève fragile porteur de troubles du spectre autistique, qui a raté à quelques points près son CAP et perdu en même temps un peu plus de confiance en lui.
Si les parents obtiennent gain de cause lorsqu’ils ne respectent pas l’institution, comment demander à leurs enfants de le faire ?
À travers ces histoires, c’est surtout le métier de cheffe d’établissement que l’on découvre. Un quotidien fait de sigles et d’acronymes, d’emplois du temps à construire avec toujours moins d’heures et toujours plus de contraintes, de profs à remplacer au pied levé, d’accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) à recruter, d’élèves scotchés à leur téléphone portable, et de parents de plus en plus exigeants, se comportant parfois « en clients ».
Le sujet concerne essentiellement les lycées des beaux quartiers, elle y consacre – c’est dire – un chapitre entier de son livre. Elle raconte comment certains parents n’hésitent plus à négocier les notes et les appréciations de leur progéniture, certains allant jusqu’à menacer d’en référer à sa hiérarchie. D’autres s’imposant en conseil de classe. « J’ai même eu droit, un jour, à la sœur avocate d’une élève ! » Sans compter les fois où des parents veulent composer eux-mêmes la classe de leur enfant pour qu’il y retrouve… ses copains.
Sa solution ? Garder son sang-froid, faire preuve de patience et de pédagogie. « L’époque où un proviseur renvoyait un parent dans ses buts […] est révolue. J’ai un devoir d’explication et d’accompagnement. Simplement, il ne va pas jusqu’à la démagogie et n’inclut aucun passe-droit », écrit-elle. « Si les parents obtiennent gain de cause lorsqu’ils ne respectent pas l’institution, comment demander à leurs enfants de le faire ? »
« Le 11 Septembre de l’Éducation nationale »
« Mais cela n’est rien », ajoute-t-elle, comparé à l’autre sujet, celui qui a radicalement changé son métier ces dernières années : l’entrisme religieux. Lorsqu’elle a débuté comme surveillante en 1994, voiles, croix et kippas ne faisaient pas encore partie du décor dans les écoles publiques. C’est venu « progressivement », se remémore-t-elle, d’abord sous la forme de joggings. « On devinait que leur adoption par de jeunes musulmanes obéissait à la volonté de se couvrir. Rétrospectivement, ce phénomène aurait dû nous alerter, tout comme la tendance de certaines d’entre elles à se regrouper dans la cour, en fonction de leur couleur de peau et de leur appartenance communautaire. »
Petit à petit, ces vêtements ont été remplacés par des robes longues. Si le port de l’abaya est interdit depuis la rentrée 2023, et si son établissement actuel est « plutôt préservé », Mahi Traoré redoute les contestations d’enseignements, les refus d’aller en cours de natation, la remise en question de la Shoah, les atteintes à la laïcité, et l’emballement sur les réseaux sociaux. Elle évoque l’assassinat de Samuel Paty en 2020, qu’elle présente comme « le 11 Septembre de l’Éducation nationale », celui de Dominique Bernard en 2023, qui l’a fait pleurer devant ses élèves, et le cas si emblématique
Ce genre d’emballement, elle l’a elle-même vécu. C’était en 2017, lorsqu’elle était proviseure adjointe du lycée Victor-Hugo, dans le 3e arrondissement de la capitale. « Sept jeunes filles issues d’un établissement religieux hors contrat étaient venues passer les épreuves anticipées du bac en candidates libres. Beaucoup l’ignorent mais la loi de 2004 ne s’applique pas dans ce cas de figure, explique-t-elle. Les jeunes filles avaient le droit de garder leur voile. En revanche, il m’appartenait de vérifier que leurs vêtements ne dissimulaient pas des oreillettes ou des antisèches. » Ce qu’elle fait, accompagnée de deux femmes membres du personnel, sans rien trouver de problématique. Cinq jours plus tard, cependant, l’une d’elles affirmait sur Twitter avoir subi une fouille corporelle « humiliante ». On lui aurait demandé d’ôter son voile, de secouer ses cheveux, de retirer son gilet et de soulever sa robe. Les deux lycéennes avaient même saisi le Défenseur des droits.
On ose davantage faire remonter les incidents. L’erreur, désormais, est de ne pas réagir…
« Tout cela est faux bien sûr, mais les réseaux sociaux se sont emballés et les médias ont commencé à en parler. Heureusement pour moi, les textes ne laissaient pas de place à l’ambiguïté, j’ai pris le temps d’expliquer les choses à toutes les personnes qui me l’ont demandé, y compris aux parents des jeunes filles. Quelques jours plus tard, l’accusatrice revenait sur ses accusations », dit-elle. « Tout s’est bien terminé. Mais qu’en serait-il aujourd’hui ? L’embrasement médiatique vécu par mon homologue de Maurice-Ravel nous menace tous. J’aurais pu être ce proviseur injustement accusé, je pourrais l’être demain. »
Alors bien sûr, elle a pris des mesures : elle a demandé l’installation de caméras de surveillance, elle a changé la porte du lycée, créé un sas de sécurité et formé son personnel aux risques d’intrusion dans l’établissement. Mais « la seule vraie solution », dit-elle, est de se montrer ferme face aux menaces. Ne rien lâcher, malgré les intimidations. Par chance, ajoute-t-elle, le « pas de vague » – cette loi du silence due à la peur de donner l’impression qu’on n’arrive pas à tenir son établissement – n’est plus ce qu’il était. « On ose davantage faire remonter les incidents. Le rectorat de mon académie à Paris est à l’écoute, et puis il y a des traces. L’erreur, désormais, est de ne pas réagir », estime-t-elle.
Changer l’image de la « voie pro »
Dans son établissement, tous les professeurs sont également formés aux valeurs de la République. Parce qu’elle considère que la demi-heure hebdomadaire d’enseignement moral et civique (EMC) n’est pas suffisante, la proviseure franco-malienne a fait de la laïcité un sujet quotidien. Des discussions sont régulièrement organisées sur le temps libre des élèves, et la journée de la laïcité est devenue un moment fort de l’année. Cette date est « l’occasion de rappeler les contours de cette notion », mais aussi un prétexte à la création d’œuvres sur verre, la spécialité de son lycée professionnel. « Ordinairement perçue comme une interdiction de porter certains vêtements ou de choisir ses croyances, cette journée devient une incitation constructive à apprendre et à créer », écrit-elle.
Que souhaite-t-elle en ce début d’année scolaire ? La réponse fuse sans hésitation : « Des élèves, des professeurs et des membres du personnel heureux ! » À plus long terme, elle aimerait changer l’image de la « voie pro », « encore trop souvent perçue comme la filière « low cost » de l’Éducation nationale ». « Or, nos apprenants font des métiers d’art, ils sont directement opérationnels sur le marché du travail et sont très demandés. Il faut que tout le monde s’en rende compte », martèle-t-elle, rêvant d’un lycée réellement polyvalent, qui rassemblerait ces jeunes avec ceux des lycées généraux et technologiques. « Pour cela, il faut porter le sujet au centre du débat. Croyez-moi, j’y travaille ! » On la croit sans peine.
« Moi, proviseure… Journal impertinent d’une cheffe d’établissement combative » de Mahi Traoré, Robert Laffont, 2024.
Des parents d’élèves qui envahissent le bureau de la direction pour exiger l’annulation d’une punition, un père déterminé à dicter l’ordre du jour d’un conseil de classe, une mère qui entend s’y faire représenter par sa fille avocate. Un jeune délinquant de 13 ans qui trouve enfin sa voie, un adolescent homosexuel tabassé dans un vestiaire, des lycéens qui bloquent leur établissement à la moindre occasion et diffusent en direct chaque incident sur les réseaux sociaux…
Au cœur de ce tourbillon, une proviseure intrépide bouleverse le rythme de la rentrée, défend sans relâche la laïcité et l’égalité femmes-hommes, fait du vote pour les délégués de classe une campagne électorale passionnée et introduit le coaching pour améliorer le bien-être de ses personnels.
À la tête d’un lycée polyvalent, Mahi Traoré a tenu le journal vivant d’une année scolaire, riche en anecdotes et en souvenirs marquants. Dans une Éducation nationale encore très conservatrice, elle révèle avec la passion, l’humour et le franc-parler qui la caractérisent ses solutions audacieuses. Avec pour ligne de conduite une conviction forgée par trente ans d’expérience: faire de l’École une maison accueillante pour tous, dans laquelle la réussite des élèves rime avec leur bonheur.
Rendez-vous avec Mahi Traoré : « J’aurais pu être ce proviseur injustement accusé au lycée Maurice-Ravel »
Élèves décrocheurs, omniprésence des parents, laïcité… La proviseure du lycée parisien Lucas-de-Nehou raconte au « Point » les coulisses de son métier.
Par Claire Lefebvre
Mahi Traoré, proviseure du lycée polyvalent Lucas-de-Nehou, dans le 5e arrondissement de Paris. © Astrid di Crollalanza
On s’attendait à la rencontrer derrière un protocolaire bureau de proviseure. C’est devant son établissement, le lycée technique et professionnel Lucas-de-Nehou, situé dans le 5e arrondissement de Paris, qu’elle nous accueille, en tailleur-pantalon marine et baskets immaculées. Souriante, volubile, passionnée… Mahi Traoré est loin de l’image que l’on se fait d’un chef d’établissement. Mais il suffit de la voir évoluer pour comprendre qu’elle n’a rien de la bonne copine non plus – du moins pour ses élèves. Tous sont priés de se lever lorsqu’elle entre en classe. Dans les couloirs, ils lui donnent du « Bonjour madame Traoré ».
Le point du soir
Et ça l’amuse. « Je l’avoue, je ne suis pas commode. Cela fait partie de mon costume de cheffe d’établissement. Mais cela ne m’empêche pas d’être à l’écoute de tous – élèves, professeurs, personnel administratif – quand il le faut », explique celle qui a commencé sa carrière comme surveillante avant de devenir conseillère principale d’éducation (CPE), puis proviseure en 2012. Cette écoute, cette capacité à faire que les cours s’enchaînent de manière fluide et que tout le monde soit heureux d’être là, est « l’essence même » de ce métier, qu’elle aime comparer à celui de « chef d’orchestre ».
Du Mali aux beaux quartiers parisiens
Si elle nous reçoit, moins de trois semaines après la rentrée, c’est parce qu’elle a décidé de consacrer un livre à sa profession. Ce récit, intitulé Moi proviseure… Journal impertinent d’une cheffe d’établissement combative, sort ce mois-ci aux éditions Robert Laffont. Et il est, dit-elle, un peu la suite de son premier ouvrage, Je suis noire mais je ne me plains pas, j’aurais pu être une femme (Robert Laffont), dans lequel elle racontait avec humour son parcours depuis son Mali natal jusqu’aux lycées de Bagneux, Créteil puis Paris, où elle a été la première femme d’origine africaine à devenir proviseure. Un itinéraire semé d’obstacles où elle a connu la misogynie et le racisme ordinaire. Ne l’a-t-on pas prise, un jour, pour la gardienne alors qu’elle était la proviseure adjointe ?
Son deuxième livre, elle le consacre aux élèves qu’elle a croisés durant sa carrière, et qui l’ont marquée. On y découvre le destin de Hassan, l’ex-caïd devenu un bon père de famille, celui de Jordan passé à tabac dans les vestiaires de son école en raison de son homosexualité, de Nicolas dont Pronote (le logiciel de gestion de la vie scolaire) rappelle qu’il préfère se faire appeler Nina, ou encore d’Enzo, cet élève fragile porteur de troubles du spectre autistique, qui a raté à quelques points près son CAP et perdu en même temps un peu plus de confiance en lui.
Si les parents obtiennent gain de cause lorsqu’ils ne respectent pas l’institution, comment demander à leurs enfants de le faire ?
À travers ces histoires, c’est surtout le métier de cheffe d’établissement que l’on découvre. Un quotidien fait de sigles et d’acronymes, d’emplois du temps à construire avec toujours moins d’heures et toujours plus de contraintes, de profs à remplacer au pied levé, d’accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) à recruter, d’élèves scotchés à leur téléphone portable, et de parents de plus en plus exigeants, se comportant parfois « en clients ».
Le sujet concerne essentiellement les lycées des beaux quartiers, elle y consacre – c’est dire – un chapitre entier de son livre. Elle raconte comment certains parents n’hésitent plus à négocier les notes et les appréciations de leur progéniture, certains allant jusqu’à menacer d’en référer à sa hiérarchie. D’autres s’imposant en conseil de classe. « J’ai même eu droit, un jour, à la sœur avocate d’une élève ! » Sans compter les fois où des parents veulent composer eux-mêmes la classe de leur enfant pour qu’il y retrouve… ses copains.
Sa solution ? Garder son sang-froid, faire preuve de patience et de pédagogie. « L’époque où un proviseur renvoyait un parent dans ses buts […] est révolue. J’ai un devoir d’explication et d’accompagnement. Simplement, il ne va pas jusqu’à la démagogie et n’inclut aucun passe-droit », écrit-elle. « Si les parents obtiennent gain de cause lorsqu’ils ne respectent pas l’institution, comment demander à leurs enfants de le faire ? »
« Le 11 Septembre de l’Éducation nationale »
« Mais cela n’est rien », ajoute-t-elle, comparé à l’autre sujet, celui qui a radicalement changé son métier ces dernières années : l’entrisme religieux. Lorsqu’elle a débuté comme surveillante en 1994, voiles, croix et kippas ne faisaient pas encore partie du décor dans les écoles publiques. C’est venu « progressivement », se remémore-t-elle, d’abord sous la forme de joggings. « On devinait que leur adoption par de jeunes musulmanes obéissait à la volonté de se couvrir. Rétrospectivement, ce phénomène aurait dû nous alerter, tout comme la tendance de certaines d’entre elles à se regrouper dans la cour, en fonction de leur couleur de peau et de leur appartenance communautaire. »
Petit à petit, ces vêtements ont été remplacés par des robes longues. Si le port de l’abaya est interdit depuis la rentrée 2023, et si son établissement actuel est « plutôt préservé », Mahi Traoré redoute les contestations d’enseignements, les refus d’aller en cours de natation, la remise en question de la Shoah, les atteintes à la laïcité, et l’emballement sur les réseaux sociaux. Elle évoque l’assassinat de Samuel Paty en 2020, qu’elle présente comme « le 11 Septembre de l’Éducation nationale », celui de Dominique Bernard en 2023, qui l’a fait pleurer devant ses élèves, et le cas si emblématique
Ce genre d’emballement, elle l’a elle-même vécu. C’était en 2017, lorsqu’elle était proviseure adjointe du lycée Victor-Hugo, dans le 3e arrondissement de la capitale. « Sept jeunes filles issues d’un établissement religieux hors contrat étaient venues passer les épreuves anticipées du bac en candidates libres. Beaucoup l’ignorent mais la loi de 2004 ne s’applique pas dans ce cas de figure, explique-t-elle. Les jeunes filles avaient le droit de garder leur voile. En revanche, il m’appartenait de vérifier que leurs vêtements ne dissimulaient pas des oreillettes ou des antisèches. » Ce qu’elle fait, accompagnée de deux femmes membres du personnel, sans rien trouver de problématique. Cinq jours plus tard, cependant, l’une d’elles affirmait sur Twitter avoir subi une fouille corporelle « humiliante ». On lui aurait demandé d’ôter son voile, de secouer ses cheveux, de retirer son gilet et de soulever sa robe. Les deux lycéennes avaient même saisi le Défenseur des droits.
On ose davantage faire remonter les incidents. L’erreur, désormais, est de ne pas réagir…
« Tout cela est faux bien sûr, mais les réseaux sociaux se sont emballés et les médias ont commencé à en parler. Heureusement pour moi, les textes ne laissaient pas de place à l’ambiguïté, j’ai pris le temps d’expliquer les choses à toutes les personnes qui me l’ont demandé, y compris aux parents des jeunes filles. Quelques jours plus tard, l’accusatrice revenait sur ses accusations », dit-elle. « Tout s’est bien terminé. Mais qu’en serait-il aujourd’hui ? L’embrasement médiatique vécu par mon homologue de Maurice-Ravel nous menace tous. J’aurais pu être ce proviseur injustement accusé, je pourrais l’être demain. »
Alors bien sûr, elle a pris des mesures : elle a demandé l’installation de caméras de surveillance, elle a changé la porte du lycée, créé un sas de sécurité et formé son personnel aux risques d’intrusion dans l’établissement. Mais « la seule vraie solution », dit-elle, est de se montrer ferme face aux menaces. Ne rien lâcher, malgré les intimidations. Par chance, ajoute-t-elle, le « pas de vague » – cette loi du silence due à la peur de donner l’impression qu’on n’arrive pas à tenir son établissement – n’est plus ce qu’il était. « On ose davantage faire remonter les incidents. Le rectorat de mon académie à Paris est à l’écoute, et puis il y a des traces. L’erreur, désormais, est de ne pas réagir », estime-t-elle.
Changer l’image de la « voie pro »
Dans son établissement, tous les professeurs sont également formés aux valeurs de la République. Parce qu’elle considère que la demi-heure hebdomadaire d’enseignement moral et civique (EMC) n’est pas suffisante, la proviseure franco-malienne a fait de la laïcité un sujet quotidien. Des discussions sont régulièrement organisées sur le temps libre des élèves, et la journée de la laïcité est devenue un moment fort de l’année. Cette date est « l’occasion de rappeler les contours de cette notion », mais aussi un prétexte à la création d’œuvres sur verre, la spécialité de son lycée professionnel. « Ordinairement perçue comme une interdiction de porter certains vêtements ou de choisir ses croyances, cette journée devient une incitation constructive à apprendre et à créer », écrit-elle.
Que souhaite-t-elle en ce début d’année scolaire ? La réponse fuse sans hésitation : « Des élèves, des professeurs et des membres du personnel heureux ! » À plus long terme, elle aimerait changer l’image de la « voie pro », « encore trop souvent perçue comme la filière « low cost » de l’Éducation nationale ». « Or, nos apprenants font des métiers d’art, ils sont directement opérationnels sur le marché du travail et sont très demandés. Il faut que tout le monde s’en rende compte », martèle-t-elle, rêvant d’un lycée réellement polyvalent, qui rassemblerait ces jeunes avec ceux des lycées généraux et technologiques. « Pour cela, il faut porter le sujet au centre du débat. Croyez-moi, j’y travaille ! » On la croit sans peine.
« Moi, proviseure… Journal impertinent d’une cheffe d’établissement combative » de Mahi Traoré, Robert Laffont, 2024.