ed Gallimard
Le désenchantement du monde n’avait pas livré tous ses secrets. Il comportait une suite que l’on n’attendait pas.
On le croyait achevé. Il n’en était rien. Il est allé silencieusement à son terme au cours des quatre ou cinq dernières décennies. La sortie de la structuration religieuse des sociétés a libéré cette fois toutes ses potentialités en engendrant un « nouveau monde » déconcertant.
L’étrange crise de la démocratie qui affecte le monde occidental en est un des aspects les plus troublants.
Elle est l’opposé exact de la crise totalitaire qui a ravagé le premier XXᵉ siècle. Celle-ci avait pour moteur l’aspiration à détruire la démocratie dite « bourgeoise » pour lui substituer des régimes supérieurs. La crise actuelle, à l’inverse, touche une démocratie dont les principes sont plébiscités, mais dont le fonctionnement n’en suscite pas moins une immense frustration et des fractures profondes au sein des peuples.
Cette « crise de la réussite », comme il y eut un « vertige du succès » stalinien, est liée, montre Marcel Gauchet, à une lecture trompeuse de la nouvelle structuration collective née de l’effacement complet de l’empreinte sacrale. Elle induit une vision réductrice de la nature de la démocratie, aveugle au nœud qui tient ses éléments ensemble. Il faut la dire « néolibérale », dans un sens qui va bien au-delà de l’économie, même si elle consacre le règne de l’économie, puisqu’elle concerne tous les domaines de l’existence collective et en propose même un modèle global.
Mais à l’exemple de l’expérience totalitaire en son temps, cette expérience qui en prend le contrepied a la vertu de mettre en lumière des conditions jusqu’alors mal identifiables de la bonne marche de nos régimes. C’est en fonction de ses enseignements que devra se repenser la démocratie de l’avenir.
« Le Nœud démocratique », de Marcel Gauchet : la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit
Roger-Pol Droit
Le philosophe et historien analyse la crise « dans » la démocratie, plutôt que « de » la démocratie, dans son nouvel essai, parachèvement de maîtrise et d’intelligence.
« Le Nœud démocratique. Aux origines de la crise néolibérale », de Marcel Gauchet, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 252 p., 20 €.
Ce n’est pas une petite crise. Ce que vivent à présent les démocraties, partout dans le monde, est un ébranlement profond. Ce qu’on voit, en surface, ce sont les tensions de ces dernières décennies entre le néolibéralisme et les populismes. D’un côté la mondialisation, des entreprises plus puissantes que des Etats-nations, un capitalisme sans limites, des élites sans frontières. De l’autre côté, des nationaux qui habitent quelque part et se trouvent appauvris, dépossédés des décisions, persuadés de n’être plus entendus ni écoutés. Tout concorde pour donner à ce clivage multiforme une explication économique qui semble évidente, efficace et suffisante.
L’historien et philosophe Marcel Gauchet s’inscrit en faux contre cette vision devenue habituelle. Il ne nie évidemment pas l’impact des processus économiques, mais soutient qu’ils constituent en fait des conséquences, et non des causes. Le capitalisme serait l’enfant de l’histoire, et non son père. De quelle histoire ? Celle du socle de représentations fondatrices dont dépend, souterrainement, la structuration des sociétés. Sous l’économie, il conviendrait donc d’aller chercher une autre infrastructure, où se jouent les métamorphoses du politique, du droit et de l’histoire. Et même la place accordée à l’économie. Comme on le voit, ce n’est pas un
Marcel Gauchet: «Après avoir lutté contre les abus de pouvoir, nous voilà aux prises avec des abus de droit»
Marcel Gauchet. Fabien Clairefond figaro vox
GRAND ENTRETIEN – Le philosophe et historien publie Le Nœud démocratique (Gallimard), dans lequel il dissèque la crise politique actuelle et analyse l’impasse à laquelle a conduit la sacralisation de l’État de droit et des droits individuels au détriment de la souveraineté populaire.
LE FIGARO. – Votre dernier livre, Le Nœud démocratique , fait écho à la crise politique dans laquelle nous sommes englués depuis les dernières élections européennes et la dissolution ratée qui en a découlé. Si la crise démocratique que vous décrivez vient de beaucoup plus loin et traverse la plupart des démocraties occidentales, la séquence que nous sommes en train de vivre est-elle un tournant ? Sommes-nous entrés dans une phase paroxystique de la crise de la démocratie ?
Marcel GAUCHET. – Oui, en un sens, la séquence française marque un tournant. Il consiste dans l’impossibilité objective de continuer à faire comme si la protestation populiste n’existait pas, ne devrait pas exister, et n’avait pas de motifs dignes de considération. C’est loin d’être gagné, cela dit, puisque cela reste la position officielle des forces politiques classiques, de droite comme de gauche. Mais c’est au prix du blocage et de l’impuissance gouvernementale. Il n’y a plus de gouvernement disposant…