Ce qui se passe au Sénégal, depuis quelques jours, à l’image des émeutes qui ont suivi l’arrestation d’Ousmane Sonko, est très grave pour ce pays et son rayonnement dans le monde. Il ne faut pas se voiler la face, les émeutes qui ont embrasé la capitale et d’autres villes, les pillages, les morts, ne sont pas liés uniquement aux poursuites judiciaires contre le dirigeant du PASTEF, cela va bien au-delà.
En fait les poursuites intentées contre celui qui était arrivé en troisième position lors des dernières présidentielles de 2019 ne sont que l’arbre qui cache la forêt d’une manifestation de colère qui a des origines beaucoup plus profondes :
- Il y a tout d’abord l’exaspération d’une jeunesse qui ne supporte plus le marasme économique dans lequel le pays est plongé, en particulier depuis l’apparition du Covid 19 et qui a tari ses ressources en matière touristique, principale richesse du Sénégal. Ces jeunes, sans emploi et sans avenir, qui sont chaque jour plus nombreux à emprunter le chemin de l’exil, qui mettent leur vie en péril lors du franchissement des territoires hostiles et embarquent sur des pirogues de fortune pour traverser la Méditerranée afin de gagner l’Europe vue comme une Terre promise, un Eldorado, la source de toutes les promesses et convoitises. Et en premier lieu la France, cette même France, paradoxalement qu’ils conspuent à Dakar, en brûlant et pillant les magasins de l’enseigne Auchan. « Vérité en deçà des Pyrénées n’est pas vérité au-delà » et l’ancienne puissance colonisatrice, si elle est honnie dans la capitale, reste à quelques milliers de kilomètres de là, une destination de choix dans l’espoir d’un travail, d’un logement, d’une éducation et d’une protection sociale. Ce n’est pas la moindre des contradictions de cette Afrique qui soixante ans après la décolonisation se cherche encore. La France, pourtant, a su se montrer généreuse, car durant tout ce temps elle n’a cessé d’augmenter son aide au développement à l’Afrique de l’Ouest. On est en droit légitimement de s’interroger : Qu’a-t-il été fait de cette aide économique, de cette manne financière de la France et de l’Europe ? Beaucoup de pays asiatiques, pourtant eux-aussi colonisés, ont pris leur envol depuis longtemps, en tirant parti de la mondialisation et de la globalisation des marchés, et prospèrent aujourd’hui. Voici soixante ans la Corée du sud était un pays pauvre, aujourd’hui elle est plus riche que … la France ! Il faut sans doute chercher la réponse dans une gestion parfois calamiteuse des affaires publiques et aussi dans l’enrichissement personnel de quelques potentats et de leurs familles qui possèdent un patrimoine immobilier luxueux à travers le monde, à Paris, à Londres, à New-York, sur la Riviera française, et ailleurs, sans parler d’un train de vie fastueux. Sur ce point la France n’est pas responsable, sauf peut-être ses notaires, banquiers et agents immobiliers qui ont procédé aux transactions. L’argent n’a pas profité au peuple, mais à un petit nombre d’individus sans foi, ni loi, qui ont puisé sans vergogne dans les caisses du Trésor public et en opérant de judicieux transferts sur leurs comptes personnels.
- En descendant dans la rue dakaroise aujourd’hui la jeunesse, et à juste titre, fait le procès cette corruption des élites sénégalaises, dénoncées justement par Ousmane Sonko qui fût inspecteur des impôts avant de se lancer en politique. L’actuel président de la République en effet, ne fait pas exception à la règle, pas plus, qu’avant lui, Abdoulaye Wade. Lorsque les jeunes du PASTEF se retournent contre la France ils entendent avant tout dénoncer son soutien à un chef d’Etat dans lequel ils avaient mis leurs espoirs et qui, comme ses prédécesseurs, à mis la main dans le pot à confiture. Ousmane Sonko, paré de son plus beau costume vertueux, a, dans ces conditions, beau jeu de jouer sur la colère du peuple, et de l’exploiter.
- Les sénégalais, opposants à Macky Sall, redoutent aussi que celui qui exécute actuellement son deuxième mandat, ne soit tenté par un troisième alors que la constitution lui interdit. Et ils craignent, qu’en prévision d’une nouvelle candidature, il ne cherche à éliminer ses opposants politiques, dont Ousame Sonko, en instrumentalisant la justice. Ils rappellent que ce genre de procédé lui a déjà réussi par le passé en mettant hors jeu Karim Wade, le fils de l’ancien président et ancien ministre, et l’ancien maire de Dakar Khalifa Sall que dans sa grande bonté Macky Sall a libéré et gracié … au lendemain de sa victoire. Là encore, cette manipulation constitutionnelle est le péché mignon de quelques despotes, plus ou moins éclairés, qui entendent confisquer le pouvoir a leur profit, leur famille, leur clan, leur tribu, jusqu’à leur belle mort. De Bokassa, allant jusqu’à se couronner, lui-même, empereur, à Omar Bongo, les exemples pullulent, hélas. Et cela, les peuples ne l’accepte pas.
Macky Sall aurait tort de ne pas prendre au sérieux ce qui se passe dans le pays, ce chaos, cette révolte populaire. Et ce n’est pas en recourant à une répression sanglante, aveugle, qu’il règlera la situation. Ce lundi, le juge décidera du sort d’Ousmane Sonko, sa liberté conditionnelle ou sa mise en détention. il est à craindre que dans ce dernier cas la situation ne se dégrade encore davantage, la rue ne s’enflamme, au risque de faire vaciller le pouvoir et avec lui un pays réputé jusque-là comme l’un des plus stables d’Afrique. Ce n’est pas non plus en mettant de l’huile sur le feu, comme l’a fait son ministre de l’Intérieur, Antoine Felix Diome, que le régime va rétablir le calme parmi des esprits surchauffés. Ce n’est pas davantage en laissant glisser son régime vers un pouvoir autoritaire que Macky Sall peut espérer retourner la situation à son avantage. Pour autant je ne suis pas certain que sa démission, réclamée par certains, arrangerait la situation. Elle risquerait, au contraire, d’ouvrir la porte à toutes les aventures dont le peuple, le premier, en souffrirait. Il faut que le chef de l’Etat se ressaisisse, cesse d’interférer dans les questions qui relèvent de la justice, et clarifie sa situation en assurant qu’il ne sera pas candidat à sa propre réélection. Alors peut-être les esprits s’apaiseront ils. Mais ce ne sera là qu’une cautère sur une jambe de bois et ce serait reculer pour mieux sauter si des profondes réformes d’assainissement en matière de gestion des fonds publics, et d’enrichissement personnel, n’étaient pas mises en œuvre rapidement.
Dans tous les cas de figure, Macky Sall serait bien inspiré de prendre cet avertissement très au sérieux, car les plats ne repassent pas toujours deux fois.
Jean-Yves Duval, directeur d’Ichrono