La mise à l’écart récente d’une analyste du FBI qui s’opposait à la divulgation d’une information à la fiabilité douteuse et les méthodes de Kash Patel pour s’assurer de la loyauté des agents font redouter le retour des dérives d’une politisation extrême du FBI comme sous la direction du très controversé J. Edgar Hoover au siècle dernier.
Kash Patel marche-t-il dans les pas de J. Edgar Hoover, le controversé patron du FBI qui avait transformé de 1924 à 1972 l’agence en petit empire personnel du renseignement ? Tonya Ugoretz, qui occupait jusqu’à récemment encore le poste stratégique de directrice adjointe de la direction du renseignement du FBI, pourrait être amenée à le croire.
Cette analyste, présentée dans les médias américains comme l’une des principales autorités pour décider de la fiabilité d’une source ou d’une information, a été placée en congés forcés, fin juin. Aucune raison officielle n’a été donnée pour justifier cette mise à l’écart. Mais le très trumpien Kash Patel, directeur du FBI, aurait voulu punir Tonya Ugoretz pour avoir empêché la publication d’une information à la fiabilité douteuse mettant en cause l’ex-président américain Joe Biden, souligne le New York Times dans un article publié jeudi 10 juillet.
Détecteur de mensonge et théories du complot
Le sort réservé à Tonya Ugoretz fait partie d’une plus vaste entreprise de mise au pas du service de renseignement et d’une chasse aux éléments “déloyaux” à Kash Patel ou Donald Trump, assure le quotidien américain.
Kash Patel soumet, notamment, ses subalternes au détecteur de mensonges, a appris le New York Times. “Ce n’est pas en soi nouveau. Le FBI utilise cet appareil régulièrement avec des agents ayant des habilitations de sécurité, et depuis la présidence de Barack Obama [2008-2016] le détecteur de mensonge sert aussi de plus en plus à débusquer les agents qui font fuiter des informations confidentielles”, souligne Richard J. Aldrich, spécialiste des questions de renseignement à l’université de Warwick.
Le directeur du renseignement intérieur semble avoir encore étendu le domaine du détecteur de mensonge. Il l’utilise “pour déterminer si les employés du FBI l’ont critiqué personnellement, par exemple”, assure le New York Times, qui a recueilli le témoignage de plusieurs individus au courant de ces nouveaux interrogatoires.
Ce recours très élargi au polygraphe est symptomatique d’“une inquiétante quête de loyauté à tout prix pour plusieurs anciens membres du FBI”, assure le New York Times. Et la mise à l’écart de Tonya Ugoretz reflète la manière dont le directeur du service de renseignement se débarrasse des obstacles à son agenda très politique pour le FBI.
Tonya Ugoretz s’opposait fermement depuis 2020 à la diffusion d’une information transmise par une branche locale du FBI affirmant que la Chine avait fabriqué des dizaines de milliers de fausses pièces d’identité américaines à distribuer “aux Chinois et autres immigrés aux États-Unis ayant des sympathies pour Pékin afin qu’ils puissent voter pour Joe Biden [en novembre 2020]”.
Le mémo faisant état de cette information politiquement explosive avait commencé à circuler dès septembre 2020, soit deux mois avant la présidentielle remportée par Joe Biden contre Donald Trump. Du pain béni pour le camp Trump. À l’époque, de telles révélations auraient pu nuire au candidat démocrate, tandis qu’aujourd’hui elles permettent de nourrir la machine à complot de Donald Trump. La “preuve” d’une ingérence chinoise dans l’élection de 2020 servirait le propos du président américain qui affirme que l’élection de 2020 lui a été “volée”.
Le retour d’un FBI trop politique ?
Mais pour Tonya Ugoretz impossible de rendre cette note publique. La raison ? Elle repose sur une source unique, qui, elle-même affirme la tenir d’une autre source en Chine qui aurait un informateur au sein du parti communiste chinois. Pour Tonya Ugoretz et d’autres au sein du FBI, les preuves apportées n’étaient pas suffisamment solides. D’autant plus que la source qui a contacté le FBI était également adepte de théorie du complot sur l’origine du Covid-19.
Ce blocage du “scoop” était inacceptable pour les pro-Trump depuis le retour de leur champion à la Maison Blanche. Peu après la mise à l’écart de Tonya Ugoretz, Chuck Grassley, un sénateur républicain proche de Donald Trump, a publié un communiqué le 1er juillet affirmant que l’”État profond” avait manigancé pour empêcher la divulgation de l’opération chinoise pour faire gagner Joe Biden.
“Cette affaire de Tonya Ugoretz a vraiment de faux airs de procédé de l’époque de la Guerre froide sous la direction de J. Edgar Hoover, sauf qu’on remplace l’Union soviétique par la Chine”, souligne Kevin Riehle, spécialiste des services de renseignements à la Brunel University de Londres. À l’époque, recouper les sources n’était pas la priorité “si les conclusions allaient dans le sens des convictions préconçues du président”, explique ce spécialiste.
Autrement dit, J. Edgar Hoover pouvait laisser passer des informations à la fiabilité discutable si elles permettaient de renforcer la perception d’une menace venue du froid et Kash Patel serait tenté de faire de même si cela nuit à l’image des opposants politiques de Donald Trump.
Les déboires de Tonya Ugoretz ou encore le recours au polygraphe démontrent que “la comparaison avec J. Edgar Hoover, aussi imparfaite soit-elle, est la plus pertinente”, assure Robert Dover, spécialiste des questions de renseignement à l’université de Hull. Pour cet expert, Kash Patel et J. Edgar Hoover partagent tous deux “une utilisation particulièrement agressive des moyens du FBI pour bloquer ou s’opposer à des intérêts ne coïncidant pas avec leurs objectifs. Ils s’efforcent aussi tous les deux d’exercer le pouvoir de manière plus centralisée en se reposant sur un cercle restreint de conseillers. J. Edgar Hoover avait ainsi fait venir bon nombre de nouvelles recrues pour former sa garde rapprochée, tandis que Kash Patel fait tout pour se débarrasser de tous ceux qui ne sont pas 100 % loyaux.
Pire que J. Edgar Hoover ?
Le plus célèbre des patrons du FBI était “également connu pour exiger une loyauté sans faille et demandait à ses agents d’exécuter les ordres sans jamais poser de question”, souligne Kevin Riehle.
Edgar Hoover avait poussé la politisation du FBI à son comble, mais il n’a pas été le premier à utiliser cette agence pour remplir des objectifs politiques. Abraham Lincoln avait demandé en 1870 au prédécesseur du FBI (qui n’existe que depuis 1935) d’infiltrer et de détruire de l’intérieur l’organisation raciste du Ku Klux Klan. Entre 1917 et 1920, le Bureau of Investigation – il n’avait pas encore le F de « Federal »- a nourri le “First red scare”, la première vague de propagande anti-communiste aux États-Unis.
Ce n’est en fait qu’après l’ère J. Edgar Hoover que les États-Unis se sont efforcés d’ériger la neutralité politique du FBI et de son directeur une en vertu cardinale. “L’une des principales mesures prises était notamment que le mandat du directeur du FBI soit plus long que celui d’un président, afin d’éviter un alignement politique entre les deux responsables”, souligne Luca Trenta, spécialiste des questions de renseignement à l’université de Swansea, au pays de Galles. En ce sens, l’ère Kash Patel pourrait presque représenter un retour en arrière..
Sauf que “ce qui est en train de se passer est encore plus inquiétant que sous J. Edgar Hoover”, estime Luca Trenta. La comparaison entre les deux hommes est, en effet, imparfaite. “J. Edgar Hoover, même s’il avait des idées plutôt conservatrices, a pu travailler aussi bien avec des présidents républicains que démocrates. Il exigeait une certaine forme d’intégrité de ses hommes, ce qui ne semble pas être le cas avec Kash Patel”, note Kevin Riehle.
Edgar Hoover et tous les autres directeurs du FBI ont aussi toujours mis en avant la nécessaire défense de la sécurité nationale. “Kash Patel n’essaie même pas de cacher ses intentions derrière les apparences de cet impératif. Il est question de loyauté personnelle envers lui pour mener à bien l’agenda personnelle de Donald Trump”, souligne Luca Trenta.
C’est d’autant plus grave estiment les experts interrogés par France 24 que pour éviter les dérives de l’ère Hoover, les législateurs ont mis entre les mains du Congrès et des tribunaux des moyens pour contrôler les actions du FBI. “Mais le problème est que ces contre-pouvoirs semblent paralysés dans le contexte politique actuel aux États-Unis”, souligne Robert Dover.
Kash Patel peut donc faire ce qu’il veut, ou ce que Donald Trump lui demande. Et l’exemple de la mise à l’écart d’agents réputés pour leur compétence comme Tonya Ugoretz indique que “les États-Unis sont probablement déjà moins en sécurité qu’avant”, conclut Luca Trenta.