Éditorial De l’inquiétude démocratique au sentiment d’impuissance, il n’y a qu’un pas. Pour ne pas le franchir, il faut se défaire de l’idée qu’il existe un monde libre définitivement protégé de l’autoritarisme et rappeler que l’exercice de la liberté suppose des conditions politiques.
par Esprit
Cela fait plusieurs années déjà que nos éditoriaux, et singulièrement en début d’année, font de la question du recul de la démocratie un motif central d’inquiétude. Un recul qui s’observe partout dans le monde, mais d’autant plus frappant qu’il a lieu à l’intérieur de ce que l’on continue d’appeler le monde démocratique. Ainsi en 2024, quand un Donald Trump en campagne affirme qu’il ne se comportera pas en dictateur s’il est élu, « sauf le premier jour », quand Javier Milei démantèle l’État tout en entravant explicitement la mémoire de la dictature argentine, ou quand Giorgia Meloni défend une refonte des institutions italiennes qui permette l’élection du chef du gouvernement au suffrage universel direct, un lointain écho de Montesquieu nous parvient. En s’appuyant sur l’histoire de Rome, l’auteur de l’Esprit des Lois avait en effet identifié ce moment critique de basculement de la vie politique où un régime de l’exception s’impose, d’abord provisoirement. Où, au nom des fins qu’il poursuit, le pouvoir exécutif se renforce, au point de s’affranchir lui-même de la règle de droit. Le dictateur est alors celui devant qui les lois sont « dans le silence » et qui « aurait été un tyran s’il n’avait été choisi pour un temps court, et si sa puissance n’avait été bornée à l’objet pour lequel il avait été choisi1 ».
Le monde d’où nous parle Montesquieu est-il encore le nôtre ? Les théories politiques qui ont formé des générations de juristes et de philosophes s’appliquent-elles encore dans notre présent ? On se pose la question, avant d’utiliser ce que d’aucuns appellent les « grands mots ». Comment qualifier ces petits pas qui, ici ou ailleurs, lentement mais sûrement, dévitalisent ou corrompent nos institutions, sans paraître jouer les Cassandre ? En démocratie, le chemin se révèle étroit entre deux tentations : celle de dénoncer un pouvoir comme autoritaire au seul motif qu’on ne partage pas ses options ; celle de minimiser les dérives autoritaires en considérant qu’elles émanent après tout d’un pouvoir légitime, et qu’elles répondent à ce titre à une demande du peuple souverain. Pour qui tente d’éviter l’une comme l’autre, il est frappant de constater que la seconde séduit de plus en plus. Combien de haussements d’épaules, d’yeux levés au ciel, à l’évocation des risques qui pèsent sur la démocratie dès lors qu’on la réduit au fait majoritaire, que l’on oublie tout ce dont elle a besoin, outre le vote, pour rester vivante ? Trop souvent, le rappel des principes de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance des juges ou de la liberté de la presse fait ainsi l’effet d’une litanie de généralités, dont on ne voit plus guère à quoi elles renvoient, et encore moins la valeur de ce qu’elles garantissent.
De l’inquiétude au sentiment d’impuissance, il n’y a qu’un pas, bien vite franchi. Pour y résister, un premier chantier consiste à réinscrire l’inquiétude dans une conscience historique, en se défaisant de l’idée qu’il existerait un « monde libre » définitivement protégé de l’autoritarisme. Cette conviction, acquise pendant la Seconde Guerre mondiale et renforcée pendant la guerre froide, a vécu. À cet endroit, Montesquieu est notre contemporain. Car la nouveauté de son geste fut, au regard de la philosophie antique, de ne plus raisonner en idéaux-types de gouvernement, mais de partir de l’observation empirique des sociétés humaines pour comparer différents régimes. Ce faisant, il pensait leur possible transformation, incluant le passage de l’un à l’autre. C’est bien en héritier de Montesquieu que Tocqueville, deux siècles plus tard, se demande « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », et identifie avec beaucoup de prescience les ferments possibles, au cœur des nations démocratiques, d’un despotisme qui serait « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter2 ». Plus près de nous, c’est le même fil que reprend l’historien américain Timothy Snyder quand il cherche à nous rendre visible la « route pour la servitude3 ». Et si son propos porte centralement sur la Russie de Vladimir Poutine, dont l’appartenance au « monde démocratique » n’a jamais rien eu d’évident, le sous-titre de l’ouvrage de Snyder – Russie, Europe, Amérique – signifie bien que cette route est ouverte à tous.
Le terme anglais de unfreedom, que le français traduit par « servitude », indique également un second chantier, du côté de la pensée de la liberté. Car nombre de dérives autoritaires contemporaines ont en commun de se réclamer, non seulement de la démocratie, mais surtout de la liberté, en en viciant profondément la signification. Celle-ci devient le droit pour chacun de faire ou d’affirmer ce qu’il veut, débarrassé des contraintes que ferait peser sur lui l’État. Or la promesse faite aux électeurs de leur permettre de recouvrer cette liberté contredit précisément le cœur de la pensée libérale d’un Montesquieu, qui définit les conditions politiques de la liberté, c’est-à-dire les prérequis institutionnels et légaux sans lesquels son exercice est impossible. De ce point de vue, il faut certainement prendre acte de la fin d’un grand cycle libéral : la rhétorique de l’État qui « empêche », en livrant les individus à la loi du plus fort, compromet toute possibilité concrète d’émancipation. Au cœur du malaise démocratique sur lequel nous peinons à mettre le doigt se loge ainsi une conception pervertie de la liberté et de ses conditions, qu’il faut reprendre pour aujourd’hui.
Montesquieu écrit enfin que « la servitude commence toujours par le sommeil », et à son invitation nous placerons cette année sous le signe de la vigilance. On ne peut se résoudre à s’habituer doucement à cette démocratie dégradée, dont l’exercice par chacun d’entre nous ne va plus de soi. Mais le philosophe ajoute, en forme d’encouragement, qu’« un peuple qui n’a de repos dans aucune situation, qui se tâte sans cesse et trouve tous les endroits douloureux, ne pourrait guère s’endormir4 ». Comment ne pas penser, en lisant ces mots, au peuple syrien, qui n’a eu de repos depuis plus de cinquante ans ? L’un des pires régimes du xxe siècle s’est effondré, et en dépit de tout ce qui porte légitimement à l’inquiétude, il faut saluer le mouvement qui l’a permis. Un mouvement qui, s’il n’est pas démocratique, prend néanmoins source dans une demande de liberté, qui devra trouver les voies institutionnelles lui permettant de prendre corps. Rappelons-nous, là où nous sommes, que ce travail n’est jamais terminé.
Esprit
- 1. Voir les éditions en ligne des Pensées de Montesquieu (www.unicaen.fr/puc/sources/montesquieu/). Sur l’actualité de Montesquieu, voir Jean Starobinski, Montesquieu [1953], préface de Martin Rueff, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2024.
- 2. Alexis de Tocqueville, « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », dans De la démocratie en Amérique [1835], éd. Philippe Raynaud Paris, Flammarion, 2023, p. 253-260.
- 3. Timothy Snyder, La Route pour la servitude. Russie – Europe – Amérique, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Paris, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2023.
- 4. Montesquieu, L’Esprit des lois, liv. XIV, chap. xiii.