Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
Le genre du roman est protéiforme et il conjugue des usages esthétiques qui peuvent rendre singulier le décor d’une œuvre d’imagination constituée par un récit en prose d’une certaine longueur, dont l’intérêt est dans la narration d’aventures, l’étude de mœurs ou de caractères, l’analyse de sentiments ou de passions, la représentation du réel ou de diverses données objectives et subjectives.
La production de Fatou Diome est un véritable mouvement de création qui s’inscrit dans cette dimension stylistique, représentant un imaginaire personnel et dense tout en s’inspirant du réel et des substances particulières qui constituent les sociétés humaines.
L’intrigue du roman Les veilleurs de Sangomar commence après la période du naufrage du Joola survenu dans l’Atlantique entre Dakar et Ziguinchor en septembre 2002.
Coumba, le personnage phare du roman, est terrassée par le chagrin de la perte de son mari, Bouba, un amour éperdu dont elle refuse le deuil, tant le vide est un trou béant qui ne se referme pas. Avec sa petite fille, elle se réfugie sur son île natale Niodior dans la maison de sa belle-mère. Et même si la tradition le veut, la peine de Coumba ne trouve aucun réconfort auprès de ses mères. Pour elle, seule les murmures du delta et de l’Atlantique peuvent la ramener à la vie.
La pointe de Sangomar est une flèche fragile du delta du Saloum, menacée par l’érosion maritime. Inhabitée, elle est aussi le symbole du village des ombres, là où la parole et l’esprit des ancêtres se réveillent la nuit pour parler aux vivants. Sangomar incarne le Dieu de la mer qui donne et qui reprend, à la fois de manière belle et de cruelle façon.
Le veuvage de Coumba, qui s’étend sur quatre mois et dix jours selon la tradition musulmane, est une épreuve de force. L’entourage de Coumba ne comprend pas son mutisme et son refus de la disparition. Coumba choisit de ne plus parler, ne plus s’alimenter, comme pour faire taire les langues de l’île où chacun s’occupe de l’histoire de l’autre.
En réalité, Coumba retrouve son amour impérissable au royaume des ombres, la seule manière pour elle de revoir Bouba. Elle déniche un carnet confident pour écrire sa solitude et son passage dans le monde des morts car rien ne compte plus que cela, retrouver le visage et les mots de Bouba, et de ceux qui l’ont entraîné dans la torture des vagues, pour comprendre ce qui s’est passé.
À travers ce récit, très fantomatique et romanesque, Fatou Diome convoque le caractère allégorique de la culture sérère et animiste. Au passage, elle égratigne toutes les idées reçues et s’emploie à reformer l’histoire pré-coloniale en s’appuyant sur une incarnation culturelle qui fait renaître les totems essentiels à une identité faite d’un credo inaliénable. À travers ce prisme, elle dénonce aussi tous les actes dévastateurs de la colonisation.
Par la voix de Coumba, l’auteure affirme son appartenance, tout en signifiant sa connaissance profonde du monde, car l’altérité de la culture sérère est un regard porté sur la condition humaine, à travers un paysage, des perceptions sensibles et un langage rare.
La langue de Fatou Diome est particulièrement vive, à la limite du transformisme, et elle chemine avec une expression imagée très solide. Chaque chapitre est construit sur une anaphore qui donne au récit un rythme insolite et des sonorités fabriquées par une langue plurielle.
Habilement construite, la structure du livre tient de la persévérance poétique de Fatou Diome qui se transforme en prose poétique, tout en gardant contact avec le réel. L’auteure s’accapare de la voix de Coumba tout en la dépassant et tout en restant lucide face aux injustices, notamment l’indifférence générale aux drames africains.
La mélancolie de Coumba est au centre de l’intrigue mais celle-ci est transcendée par l’écriture. Cela devient une double confrontation stylistique, celle du personnage et celle de l’auteure. Il y a aussi dans ce formalisme esthétique des emprunts aux procédés cinématographiques qui laissent à voir des images sublimes, découpées dans une variation de lumières métaphoriques.
Le lexique est aussi très attaché aux tableaux majestueux de l’Afrique, en particulier ceux de l’environnement du Saloum où les descriptions sont particulièrement riches et recomposées dans un langage d’une grande précision.
Ainsi Les veilleurs de Sangomar est une ode à l’amour, à son caractère immortel quand la mort survient, un récit intense où l’on ressent les émotions de Coumba comme autant de vérités culturelles et de beauté que seule l’écriture et le dialogue avec l’au-delà parviennent à guérir. Fatou Diome fait partie assurément des écrivaines majeures contemporaines de la littérature africaine, avec sous sa plume une poétique universelle qui touche aux racines de notre imaginaire.
Seneplus