Le savant et la politique-Jean-Yves Pranchère 

La neutralité axiologique comme arme militante

Contre la supposée dérive militante des sciences sociales, les appels à la « neutralité axiologique » se sont multipliés ces dernières années. Or le terme de neutralité invite ici au contresens : certes, le savant ne doit pas remplacer les faits par ses jugements de valeur. Mais les faits eux-mêmes ne sont jamais neutres.

par Jean-Yves Pranchère

On entend s’élever depuis quelques années des voix appelant au respect par les universitaires de la « neutralité axiologique »1. Ces voix affichent une volonté de protéger l’université contre les intimidations militantes, mais, à lire leurs productions et leurs ricochets médiatiques, il s’avère que leurs cibles se situent uniquement à gauche, comme s’il n’existait pas de pressions militantes venues de la droite ou du centre2. Quand ces tenants de la neutralité mènent une polémique d’intention scientifique, ils visent des travaux de « sociologie critique » d’inspiration bourdieusienne ; quand cette polémique s’adresse au grand public, son ennemi est ce qui a d’abord été appelé, aux États-Unis, le « marxisme culturel3 », puis, en France, « l’islamo-gauchisme », avant que ne s’impose le nom magique de « wokisme », fourre-tout très extensible où il est facile de ranger des auteurs qui n’ont en réalité presque rien en commun4.

Il n’est pas question de nier la nécessité de protéger la liberté académique contre les intimidations militantes, non plus que la légitimité des critiques qu’il est possible d’adresser à des sociologies qui, en réduisant les rapports sociaux aux seuls phénomènes de domination, deviennent paradoxalement incapables de penser le social et la société5. Cette réduction, dans ses versions caricaturales, peut encourager à récuser l’intégration sociale et l’État social comme des ruses de la domination. On remplace alors l’analyse des structures sociales et des rapports de domination eux-mêmes par une recherche des coupables ; la dénonciation des « dominants » se substitue au travail autrement difficile de la définition d’un projet de transformation sociale qui soit économiquement viable et démocratique. Pour peu que soit oubliée la leçon antitotalitaire de Michel Foucault, qui avait souligné qu’on ne peut pas mettre fin aux relations de pouvoir et, dans ses derniers textes, que toute asymétrie de pouvoir n’est pas un rapport de domination, peuvent surgir des politiques de l’hostilité, dont la plus inquiétante est celle qui conduit certains courants décoloniaux à basculer dans une forme inédite d’antisémitisme larvé ou qu’on pourrait peut-être dire « structurel » par analogie avec le « racisme structurel », puisqu’il s’agit le plus souvent d’un usage de tropes antisémites par des locuteurs sans intentions antisémites6.

Que signifie cependant l’appel à la neutralité dirigé contre des enseignants et des chercheurs dont les travaux ne peuvent pas être classés sous la rubrique des pathologies du militantisme ? Le risque est ici que le souci de la liberté académique, qui doit protéger l’autonomie de la recherche contre les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques, se renverse en une attaque contre cette même liberté en suggérant que les chercheurs et les enseignants devraient rendre des comptes au tribunal de l’opinion publique, voire être contrôlés par des autorités extérieures au champ universitaire. C’est le sens des campagnes « anti-woke » aux États-Unis, qui visent à instituer une censure politique sur l’enseignement, comme l’illustre l’action du gouverneur de la Floride7. La « neutralité » ne sert alors que d’alibi à une censure politique de nature militante.

Les règles de l’engagement

Cécile Laborde, dans une récente mise au point, a proposé une définition précise des principes qui fondent à la fois le devoir de « réserve institutionnelle » des universités et leur devoir de s’engager pour la défense de leur propre mission d’éducation et de recherche, autrement dit pour les conditions d’existence matérielle de l’autonomie de la science, de la liberté de l’esprit et du droit de chacun de participer au débat intellectuel du moment qu’il en respecte les règles argumentatives8. Un tel engagement n’a rien de « neutre ». Il protège assurément la liberté académique, dont Cécile Laborde souligne qu’elle ne se réduit pas à la liberté d’expression (qui règle l’espace public et la société civile) et « qu’elle protège le droit plus spécifique d’experts accrédités de discriminer entre bonnes et mauvaises idées sur la base de leur expertise disciplinaire ». Mais il implique aussi une prise de position pour le « libre examen » et contre l’autoritarisme, pour la diffusion du savoir scientifique (par exemple en matière climatique), pour l’égalité des droits constitutive de la libre délibération démocratique, dont la discussion scientifique forme une version méthodiquement filtrée, soumise à des conditions de compétence, mais principiellement ouverte à tous.

Il faut ainsi distinguer entre la « réserve » que doivent adopter les universités dans les enjeux politiques qui n’engagent pas les principes de leur propre mission, la liberté d’expression qui doit prévaloir sur les campus universitaires, qui ne sont soumis ni aux devoirs de l’institution ni aux règles de distribution de la parole à l’intérieur des cours, et la liberté académique des universitaires, qui les protège contre les censures et les intimidations qui pourraient provenir de forces extra-universitaires et extra-scientifiques.

Le savant et l’intellectuel

La difficulté est cependant de savoir si l’autonomie de la science que protège la liberté académique ne requiert pas elle-même un engagement des chercheurs pour la « neutralité axiologique » de la science, laquelle aurait pour mission d’établir des vérités factuelles hors de tout jugement de valeur. S’il en était ainsi, ne faudrait-il pas dire que la liberté académique des universitaires leur impose en retour une obligation de discrétion politique ? L’universitaire qui signe des tribunes ou publie ses opinions politiques, parfois sur des sujets éloignés de son domaine de compétence certifiée, n’abuse-t-il pas ce faisant de son pouvoir ? Ne donne-t-il pas à de simples opinions un poids usurpé en faisant valoir une notoriété scientifique dont elles ne procèdent pas ? Comment se pourrait-il que la « neutralité axiologique », qui l’oblige en tant que chercheur, cesse de l’obliger dès lors qu’il se transforme en intellectuel – un intellectuel auquel son autorité scientifique donne un accès privilégié à l’espace médiatique, où il intervient presque toujours en indiquant ses titres et ses fonctions ?

Il est pourtant admis par la plupart des défenseurs de la « neutralité axiologique », qui sont aussi des intellectuels actifs dans le débat politique, qu’il n’entre pas dans l’éthique du chercheur de renoncer à sa citoyenneté et de se priver de la possibilité d’intervenir dans le débat public. Il faut rappeler ici que Max Weber et Raymond Aron – dont les militants de la « neutralité axiologique » invoquent souvent les mânes – ont été des intellectuels intensément engagés dans le débat public, où ils n’ont cessé de prendre position sur les sujets politiques et de soutenir certains camps ou partis contre d’autres. Ni l’un ni l’autre ne se sont jamais estimés tenus à un devoir de neutralité : Max Weber, tout en défendant le droit des penseurs d’extrême gauche à être recrutés à l’université, a férocement combattu les partis socialistes à la fin de la Première Guerre mondiale ; éditorialiste au Figaro, Raymond Aron a fait campagne pour Valéry Giscard d’Estaing en consacrant des articles à ce qu’il estimait être l’absurdité du « Programme commun » de l’union de la gauche. Or quiconque a fréquenté leurs œuvres sait que l’intellectuel en eux n’était pas d’une autre texture que l’enseignant et le chercheur : la continuité de leurs travaux scientifiques et de leurs engagements est manifeste, même s’il y a entre les deux un écart important (qui fait qu’on ne saurait disqualifier leurs travaux au motif de leurs engagements les plus contestables, par l’exemple le soutien de Max Weber à la violation de la neutralité belge par l’Allemagne en 1914).

L’écart est sans doute plus grand dans le cas de Max Weber que dans celui de Raymond Aron. Mais dans les deux cas, nous assistons au même phénomène : c’est sur la base du savoir qu’il a acquis dans ses recherches que le savant intervient dans l’espace public et prend des positions politiques. Ces positions ne sont pas indépendantes du savoir acquis, bien au contraire : la non-neutralité de l’intervention publique s’articule avec le savoir supposé neutre, dont elle outrepasse les limites, mais qu’elle prolonge et sur lequel elle s’appuie. Tous les lecteurs et interprètes de Weber savent que ses œuvres scientifiques fourmillent de jugements moraux et politiques. Quel meilleur exposé des raisons premières des positions politiques de Raymond Aron existe-t-il que son formidable cours sur Marx9 ? Ce cours a-t-il violé la règle de la neutralité axiologique de l’éthique scientifique ou a-t-il été, au contraire, un excellent exemple de la mise à l’examen, par un savant engagé, des théories d’un autre savant engagé dont il évalue les forces et les échecs ? Et comment la discussion scientifique du marxisme pourrait-elle être politiquement neutre ? Comment ne pas voir ici que la discussion scientifique a par elle-même des conséquences axiologiques considérables ?

Comme l’a souligné Isabelle Kalinowski dans le chapitre décisif qu’elle a consacré à la « neutralité axiologique » dans son commentaire de la conférence tenue en 1917 par Weber sur « La science comme profession », Weber n’a jamais pensé la Wertfreiheit (« liberté à l’égard des valeurs », qu’il est très peu neutre de traduire par « neutralité axiologique ») comme une « neutralisation » des convictions, mais comme un effort pour penser contre soi-même et ses propres biais, ce pourquoi les énoncés les plus « marxisants » de Weber figurent dans ses textes scientifiques10. « Neutralité » suggère une capacité magique d’abstraction et de surplomb sur soi-même, au lieu que le travail des sciences humaines est un difficile travail d’auto-objectivation qui ne peut avoir lieu que dans la confrontation dialogique. À croire que la science ne dépend que d’une abstention, on refuse de pratiquer cette réflexivité située qui était selon Weber la condition de la Wertfreiheit. Le fétichisme de la « neutralité axiologique » peut même avoir un effet pervers : donner à penser que l’engagement, étant dissocié du travail scientifique, est autorisé à être arbitraire11.

Le terme de « neutralité axiologique » incite en fait au contresens. On comprend fort bien son contenu de validité : le savant ne peut pas remplacer les faits par ses jugements de valeur ; il ne peut pas omettre délibérément les faits qui ne conviennent pas à ses évaluations ; il ne peut pas falsifier les données factuelles pour les accorder à ses opinions. Mais le terme de neutralité n’est pas une description adéquate de ces impératifs, qui s’imposent parce que les faits ne sont pas neutres et peuvent heurter ou réfuter nos jugements de valeur. Isabelle Kalinowski souligne à juste titre que la traduction par « neutralité axiologique » fausse le sens de ce que Weber appelait Wertfreiheit, qui désigne l’opposé de la propagande et devrait plutôt être traduit par « non-imposition de valeurs »12. C’est là l’autre contenu positif de la notion, qui vise moins le travail scientifique que l’éthique de l’enseignement : l’enseignant ne peut en aucun cas imposer ses choix politiques aux étudiants, évaluer les copies qu’il corrige en fonction de ses orientations partisanes, utiliser ses cours comme un moyen de campagne électorale – bref, jouer à être ce que Max Weber appelait un « prophète de la chaire ». La salle de cours n’est pas une salle de prêche et l’enseignant n’est ni un « chef » ni un « démagogue » ; s’il veut exercer le rôle d’un guide, il doit le faire en dehors de l’université. Mais cela ne signifie pas qu’il devrait renoncer à tout jugement de valeur, alors que son travail consiste à porter des jugements sur la valeur scientifique des travaux qui lui sont proposés.

L’honnêteté du chercheur

Isabelle Kalinowski rappelle que Raymond Aron, en 1968, dans son discours de réception du prix Montaigne décerné par l’Eberhard Karls Universität de Tübingen, a pu déclarer, contre les attaques militantes qui visaient alors la méthode scientifique et la « science bourgeoise », que la « neutralité axiologique » était « en période trouble la condition de salut pour les universités »13. Mais Aron visait alors la « neutralité académique » de l’institution universitaire elle-même, et non une « neutralité axiologique » du chercheur – qui aurait dû lui imposer de ne jamais critiquer le marxisme dans son cours sur Marx et de ne jamais prendre position pour le libéralisme comme il l’a fait dans toute son œuvre et dans tout son enseignement.

La véritable position de Raymond Aron quant à la « neutralité axiologique » des travaux scientifiques doit être cherchée ailleurs, notamment dans l’article qu’il a consacré en 1962 à la définition de la théorie politique. Aron y expliquait que le savant qui n’est pas capable de décrire le régime stalinien pour ce qu’il est, à savoir un régime despotique (et pas une « démocratie populaire »), n’est ni neutre ni objectif, mais tout simplement faux : « La formule classique, depuis Max Weber, est celle de la distinction radicale entre l’étude des valeurs affirmées ou réalisées par les hommes, objet de la science, et les jugements de valeur portés par les savants. En un sens, cette distinction demeure valable, mais elle n’entraîne pas la neutralité de la science, car le rapport entre les valeurs affirmées et les valeurs effectivement réalisées par les hommes objet de la science intéresse au suprême degré le savant et constitue un élément intrinsèque de la réalité. […] On ne comprend pas le régime de Staline à moins de le comprendre comme despotique. Autrement dit, au moins par rapport aux valeurs qu’invoquent les régimes eux-mêmes, la science politique, même empirique, comporte des appréciations, même si elle ne les formule pas explicitement. Cette non-formulation n’est nullement une garantie d’objectivité ou d’impartialité. L’impartialité ne consiste pas à dire que l’on ne condamne pas la grande purge ou que l’on ne veut pas savoir s’il est bien ou mal de condamner des innocents en les obligeant sous la torture à confesser des crimes qu’ils n’ont pas commis. La seule impartialité authentique consiste à considérer les divers aspects d’un régime, à ne pas choisir arbitrairement les faits, à ne pas juger l’ensemble d’un régime d’après quelques-uns de ses mérites ou démérites14. »

Le savant qui n’est pas capable de décrire le régime stalinien pour ce qu’il est, à savoir un régime despotique, n’est ni neutre ni objectif, mais tout simplement faux.

Raymond Aron ne contredisait pas réellement Weber en parlant ainsi. On oublie trop vite que le célèbre passage de l’étude de Weber sur la Wertfreiheit qui stipule qu’« il n’y a pas de doute qu’un anarchiste peut être un bon connaisseur du droit » – parce qu’il est capable, « en vertu de sa conviction » (non pas contre mais par elle, donc), de poser des questions radicales – ne réclame pas la « neutralité » du chercheur, mais bien l’intégrité de sa conviction qui peut fournir à la science un « point archimédien » autrement inaccessible15. La Wertfreiheit naît de la rencontre d’une conviction « authentique » et d’une probité factuelle et philologique. Aron ne dit pas autre chose en rappelant que « l’impartialité scientifique » ne consiste pas dans la « neutralité » du chercheur, mais bien dans son honnêteté et dans sa capacité à ne pas falsifier les faits en vertu de ses convictions.

Dire cela ne signifie pas qu’on entend soumettre les « jugements de fait » aux « jugements de valeur » ou dissoudre les faits dans les valeurs. Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon se méprennent lorsqu’ils accusent Leo Strauss et Hilary Putnam, qui critiquent la distinction tranchée entre faits et valeurs, de chuter dans un relativisme qui rend impossible l’établissement des faits16. Ni Strauss ni Putnam ne nient la possibilité d’établir des faits indépendamment des jugements de valeur : ils constatent simplement que, s’il existe des jugements de fait qui n’ont aucune portée axiologique, il existe aussi des jugements de fait qui portent en eux-mêmes des jugements de valeur. L’œuvre de Weber est pleine de ce genre de jugements, qui consistent à appeler menteur quelqu’un qui ment, lâche quelqu’un qui est lâche, traître quelqu’un qui trahit, tyran un chef d’État qui tyrannise sa population, etc. Ce n’est pas en ce cas le jugement de valeur qui prédétermine le jugement de fait, mais le constat factuel qui détermine un jugement de valeur inévitable (par exemple, lorsque la description du régime stalinien oblige à déclarer mensongère la propagande qui présente l’URSS comme la réalisation de la société sans classes et sans État prophétisée par Marx).

Jugements de valeur et jugements normatifs

Canguilhem a souligné que « valeur » vient de valere, qui signifie, entre autres, « être en bonne santé »17. La santé est la « valeur » par excellence ; or elle est aussi un fait constatable, comme la maladie. Toute constatation d’un état de santé, tout diagnostic de présence d’une pathologie sont indissociablement des jugements de fait et des jugements de valeur. Dire « fumer est mauvais pour la santé », c’est formuler un constat scientifique, purement descriptif, qui est en même temps un jugement de valeur. Cette remarque s’étend au-delà du domaine de la santé. John Searle a démontré, avec une rigueur analytique, que certains jugements descriptifs sont en tant que tels des jugements de valeur. Il donne trois exemples paradigmatiques où la description implique en elle-même une évaluation : « tel raisonnement est invalide » (montrer qu’un raisonnement est logiquement invalide, ce qui se fait de manière purement descriptive, revient à montrer qu’il s’agit d’un mauvais raisonnement) ; « toute pomme qui présente les caractéristiques nécessaires, telles qu’indiquées par le document officiel du ministère de l’Agriculture, est une pomme de qualité supérieure » (détailler les caractéristiques de la pomme suffit à établir sa qualité) ; « X… n’a pas tenu sa promesse et il a donc trahi l’obligation qu’il avait contractée » (cas remarquable puisqu’il engage non seulement une évaluation, mais le constat de l’existence d’une obligation)18.

La complexité du sujet oblige à introduire ici une distinction – que Weber n’a pas faite, ce qui brouille son propos – entre jugements de valeur et jugements normatifs ou prescriptifs19. Constater que fumer est mauvais pour la santé n’entraîne pas qu’il ne faille pas fumer : la santé est une valeur, mais on peut lui préférer cette autre valeur que sont les plaisirs du tabac. On peut préférer une vie d’excès, dont on sait qu’elle risque d’être payée cher par l’organisme, à une vie saine mais qu’on juge ennuyeuse ; on peut même croire, comme Blaise Pascal, que la maladie, parce qu’elle prédispose au besoin de Dieu, vaut mieux que la santé, qui détourne du souci du salut. C’est ici que surgissent les véritables difficultés, celles de la hiérarchie des valeurs, autour desquelles la sociologie de Weber et celle d’Émile Durkheim ont divergé.

Durkheim est allé jusqu’à penser que la sociologie était une science normative dont la fonction était de dégager la normativité immanente à l’activité sociale et à la conscience collective : la sociologie est normative en ce que, sans autre principe de jugement que le fonctionnement social tel qu’il se donne à l’observation, elle identifie le pathologique et propose les moyens de sa guérison ; l’absence d’anomie et la vitalité du corps social permettent d’établir, sans aucun présupposé moral ou philosophique a priori, qu’une société est conforme à ce qu’elle doit être20. Comme le disait Durkheim, une fois admis que « nous avons raison de vouloir vivre21 », tout le reste s’ensuit ; la distinction entre jugements de fait et jugements de valeur tombe22, et la sociologie peut se constituer, sans l’aide de la philosophie ni position de surplomb, comme une science normative immanente. À quoi Weber s’opposait en déclarant, dans sa conférence de 1917 sur la science, que « la médecine ne se demande pas si la vie vaut la peine d’être vécue et dans quels cas23 », d’où il concluait que la science ne pouvait proposer aucune orientation normative.

La position de Durkheim, qui croit en la possibilité de tirer les normes de la connaissance immanente du social, est loin d’aller de soi et de rendre compte de la totalité de la production normative et de son objectivité. Mais celle de Weber, qui abandonne de manière nietzschéenne la normativité à l’irrationalité, est encore plus problématique, puisqu’elle fait entrer sa pensée dans une contradiction massive, pointée par des auteurs aussi différents sur le plan politique que Strauss, Georg Lukács et Jürgen Habermas24. La conception proprement irrationaliste qui sous-tend l’idée de « neutralité axiologique », à savoir l’idée que les normes et les valeurs sont irrationnelles et ne relèvent d’aucune vérité, se retourne contre elle-même en faisant apparaître la neutralité comme une valeur résultant d’une série de purs postulats métaphysiques et non scientifiques (l’existence d’un libre arbitre capable de neutralité, l’inexistence de normes et de valeurs rationnelles, l’inexistence d’une rationalité et d’une objectivité morales, etc.). Si le choix des normes relève d’une décision arbitraire de la volonté, comment ne pas conclure que le choix de la rationalité est lui-même irrationnel et que la production scientifique est l’effet d’un système de valeurs infondées ? Sur quoi fonder la préférence accordée à la rigueur scientifique plutôt qu’à la désinvolture du dandy ? Et si, comme l’écrit Weber, la science implique une dimension morale qui est celle de l’intégrité intellectuelle, comment est-il possible de prétendre que la science n’implique aucune norme ? En vertu de quel impératif la science a-t-elle, comme le dit Weber, « le devoir de produire de la clarté et d’éveiller le sentiment de la responsabilité25 » ? Il se pourrait ici que Weber ait trop vite oublié la leçon de Kant, qui montrait que le devoir d’être rationnel est un fait moral inscrit au cœur de la raison, un impératif catégorique qui la met en action et qui nous oblige à la cohérence, au souci d’universalité et au respect de l’humanité en tout être humain.

Le sens du jeu politique

Mais il est vrai que cette leçon n’est pas politique. Elle ne nous dicte aucune science politique ou sociale : elle nous commande seulement d’être scrupuleux dans notre pratique du savoir et de traiter tout être humain comme notre égal en dignité et en liberté. On comprend alors l’écart entre la recherche scientifique et l’engagement politique – un écart que peut éclairer la distinction aristotélicienne entre la phronèsis (qui nomme le discernement en situation, la rationalité pratique, l’évaluation judicieuse des occasions, dont un modèle est le « sens du jeu » des grands sportifs dans les sports de compétition) et la sophia ou la theoria (le savoir théorique qui n’a pas affaire aux circonstances variables ou singulières, mais aux vérités éternelles et aux conditions universelles de l’action). Le savoir dont dispose le savant, qu’il soit politiste ou sociologue, n’est jamais un savoir absolu ou total ; c’est un savoir toujours partiel, lacunaire et révisable, promis à être dépassé par la science du futur – Weber a énormément insisté là-dessus. Toute intervention politique, dès lors, excède les limites de ce savoir : elle suppose une prise de position forcément risquée, puisqu’elle vise la totalité d’une situation qui, par définition, reste insaisissable par la science, qui ne peut prétendre en connaître tous les tenants et tous les aboutissants. Aristote tenait « phronèsis » et « politique » pour des termes synonymes26.

L’intervention politique suppose toujours une évaluation des possibilités de l’avenir et des effets prévisibles du rapport des forces en présence. Si le savant n’est pas un prophète – là encore, Weber a beaucoup insisté sur ce point –, son savoir lui fournit cependant des instruments théoriques de prévision qui ont leur efficacité, mais trouvent leur limite dans l’impondérabilité de la totalité des paramètres de la réalité proprement politique. Ainsi, quand le chercheur se transforme en intellectuel, il s’appuie sur son savoir pour se risquer hors des limites de son savoir, de sorte qu’il y a à la fois continuité et écart. Puisqu’il prend un risque, il doit faire preuve de phronèsis (qui est la conscience des risques et des opportunités) : il doit estimer ou évaluer une situation politique et intervenir en elle stratégiquement, sans pouvoir compter sur une garantie scientifique ultime. Cela ne peut pas le délivrer de l’obligation de s’informer le plus possible et de ne pas pousser au pire : l’irresponsabilité est le grand péché des intellectuels. L’intervention politique ne peut pas se délier de l’éthique de la méthode. Mais l’éthique de la méthode ne peut pas abolir la distance de la science à la phronèsis, qui est le « milieu » ou l’élément de toute politique intelligente, comme l’eau est le milieu du poisson.

Aussi dirons-nous, pour conclure provisoirement, que la distinction entre ce qui relève du savoir scientifique ou théorique et ce qui relève du discernement pratique et du jugement politique (toujours risqué du fait de sa prise de parti dans l’opacité des circonstances et l’incertitude des tendances historiques de fond) prime sur la distinction des valeurs et des normes. Mais nous ajouterons qu’il n’est pas nécessaire de prétendre détenir un savoir définitif des normes et des valeurs – ce savoir reste toujours disputé – pour comprendre que la notion de « neutralité axiologique » n’est pas opératoire pour décrire l’écart de la science et de la politique. Elle peut encore moins justifier qu’on nie aux chercheurs le droit de décrire pour ce qu’ils sont les rapports de domination dont ils constatent l’existence. En un tel cas, comme le disait Moses I. Finley, « insister sur une science sociale ou politique “libérée des valeurs” aboutit en fait à introduire “le plus extrême des engagements en matière de valeurs”27  ». En effet, cela revient à ériger en valeur ultime de la science l’interdiction d’interroger le fait établi28.

  • 1. À titre d’exemples qui ont eu un grand retentissement médiatique, voir Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le Danger sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 2017 ; Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2021 ; et Le wokisme serait-il un totalitarisme ?, Paris, Albin Michel, 2023. Voir aussi Arnaud Saint-Martin, « Le Danger sociologique ? Un feu de paille », Zilsel, vol. 3, no 1, janvier 2018, p. 411-442 ; et Philippe Corcuff, « Le bêtisier sociologique et philosophique de Nathalie Heinich » [en ligne], Lectures, 9 juillet 2018.
  • 2. Les indignations contre la cancel culture oublient étrangement que les cas de censure aux États-Unis frappent essentiellement les auteurs dits woke et que les chasses en meute sur les réseaux sociaux viennent d’abord de l’extrême droite, mais aussi de courants qui se veulent « centristes » (comme le Printemps républicain). La pratique de la mise au pilori, sur les réseaux sociaux, est la chose du monde la mieux partagée – et elle est protégée par ceux qui s’en réjouissent, comme Elon Musk, au nom de la « neutralité » qui ne prend pas parti entre les diffamateurs et les diffamés.
  • 3. Voir Jérôme Jamin, « Marxisme culturel », La Revue nouvelle, no 5, juillet 2020, p. 59-63.
  • 4. Voir Alain Policar, Le wokisme n’existe pas. La fabrication d’un mythe, postface de Jean-Yves Pranchère, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Interventions », 2024. Cet article reprend certains arguments formulés dans la postface, ainsi que des éléments de Justine Lacroix et J.-Y. Pranchère, « La visée de l’universel requiert la réflexivité historique », Raisons politiques, vol. 84, no 4, novembre 2021, p. 101-107, et de J.-Y. Pranchère, « Il n’est pas scandaleux que des universitaires souhaitent propager leurs idées politiques » [en ligne], entretien avec Julien Chanet, Bruxelles Laïque Échos, 4 juillet 2024.
  • 5. Pour une remarquable élucidation de ces enjeux, voir Johan Giry, « De quel “danger sociologique” parle-t-on ? Tensions autour du diagnostic d’une sociologie en crise », Revue du MAUSS, no 52, second semestre 2018, p. 393-425 ; et « Autour de quelques impensés du sens commun sociologique », Revue française de sociologie, vol. 60, no 2, avril-juin 2019, p. 239-256.
  • 6. Voir Katie Ebner-Landy, « Le Juif errant en politique » [en ligne], K. Les Juifs, l’Europe, le xxie siècle, 6 novembre 2024. Il faut noter que l’antisémitisme de gauche est un symétrique exact de ce qu’on pourrait appeler l’islamophobie pseudo-républicaine : de même que l’islamophobie pseudo-républicaine invoque le danger totalitaire de l’islamisme pour requérir des musulmans qu’ils fassent la preuve de leur loyauté exclusive à la nation républicaine en répudiant l’islam non laïque de leurs pays d’origine, l’antisémitisme de gauche, dans sa version dominante, exige que les Juifs fassent la preuve de leur « assimilation » à gauche en répudiant Israël et en combattant toute forme de « sionisme » (et pas seulement la politique criminelle et sanglante des gouvernements israéliens qui piétinent les droits des Palestiniens, à commencer par leur droit à un État).
  • 7. Marc-Olivier Bherer, « En Floride, le putsch de la droite contre l’université », Le Monde, 26 janvier 2024.
  • 8. Cécile Laborde, « Sur le positionnement politique des universités » [en ligne], AOC, 23 octobre 2024.
  • 9. Raymond Aron, Le Marxisme de Marx (cours inédit de 1962), éd. Jean-Claude Casanova et Christian Bachelier, Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche. Références. Histoire », 2004.
  • 10. Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », à la suite de Max Weber, La Science, profession et vocation [1917], trad. I. Kalinowski, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2005, p. 191 et suivantes.
  • 11. C’est ce que semble suggérer N. Heinich dans son « Tract » déjà cité, où elle affirme une dissociation radicale entre l’activité de chercheur et celle d’intellectuel, au point de donner l’impression de plaider pour le droit des universitaires de dire arbitrairement ce qui leur passe par la tête quand ils écrivent des tribunes ; après quoi elle accuse de manquement à la neutralité axiologique des universitaires dont elle cite… des tribunes ! Ce genre de paradoxe est instructif, car il est le révélateur d’une dialectique qui naît de l’opposition binaire entre un champ de la pure neutralité scientifique et un champ non neutre de la politique. Cette opposition binaire a pour effet de rendre le jugement politique irrationnel : si la rationalité est neutre, alors la non-neutralité ne peut être qu’irrationnelle. On débouche ainsi, malgré soi, sur un relativisme radical qui menaçait déjà certains textes de M. Weber, comme l’avait pointé Leo Strauss dans le deuxième chapitre de Droit naturel et histoire [1953], trad. Éric de Dampierre et Monique Nathan, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2023.
  • 12. I. Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », op. cit., p. 198-199.
  • 13. Ibid., p. 193.
  • 14. R. Aron, « À propos de la théorie politique », Revue française de science politique, vol. 12, no 1, mars 1962, p. 5-26, ici p. 21-22.
  • 15. « Il n’y a pas de doute qu’un anarchiste peut être un bon connaisseur du droit. Et s’il l’est, le point archimédien, pour ainsi dire, où il se trouve placé en vertu de sa conviction objective, pourvu qu’elle soit authentique, et situé en dehors des conventions et des présuppositions qui paraissent si évidentes à nous autres, peut lui donner l’occasion de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux pour qui elles sont par trop évidentes. En effet, le doute le plus radical est le père de la connaissance. » (M. Weber, « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques » [1917], Essais sur la théorie de la science, trad. Julien Freund, Paris, Plon, coll. « Recherches en sciences humaines », 1965, p. 180).
  • 16. Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon, « La neutralité axiologique dans les sciences sociales. Une exigence incontournable et incomprise » [en ligne], Revue du Mauss permanente, 18 décembre 2016. Strauss ayant donné comme exemple d’indissociabilité entre fait et valeurs l’impossibilité de décrire correctement la Shoah autrement que comme un crime de masse, ce qui ouvre à l’enquête scientifique la question de savoir comment sa monstruosité a été possible, ils lui objectent qu’« à la lumière des interventions plus récentes des négationnistes dans le débat public, on constate que l’établissement des faits relatifs à l’extermination est d’une importance capitale » et que « la distinction entre faits et valeurs est donc, à partir de l’exemple même donné par L. Strauss, absolument essentielle ». Cette objection est étrange : Strauss n’a jamais dit qu’on ne pouvait pas établir la réalité de la Shoah ; il a dit qu’une description prétendument « neutre » de celle-ci, qui impliquerait qu’on s’interdise de prendre parti entre les nazis et leurs victimes (puisque la neutralité obligerait à admettre que les nazis avaient peut-être raison de faire ce qu’ils ont fait et que l’extermination était peut-être « juste ») n’aurait rien d’objectif – elle serait de facto favorable aux nazis. Cela ne remet absolument pas en cause la possibilité d’établir les faits, tout comme le diagnostic d’une maladie ne met pas fin à la scientificité de la médecine et de la biologie.
  • 17. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie [1952], Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1989, p. 159-160.
  • 18. John R. Searle, Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage[1969], trad. Hélène Pauchard, préface d’Oswald Ducrot, Paris, Hermann, coll. « Savoir », 1972, p. 228-254.
  • 19. Voir Jean-Marc Ferry, Valeurs et Normes. La question de l’éthique, Bruxelles, Édition