Ils sont libres.
Enfin.
Maimouna Ndour et Babacar Fall ont retrouvé l’air, la lumière, la rue, le bruit des micros qu’on croyait éteints. Leur détention aura duré quelques jours, mais elle a suffi pour nous renvoyer un reflet : celui d’un pays qui, sous le vernis du changement, reste prisonnier de ses vieux réflexes. Je me réjouis de leur libération, mais je ne peux m’empêcher d’y voir un malaise profond. Car au fond, ce n’est pas seulement deux journalistes qu’on avait enfermés, : la liberté de dire, d’interroger, de déranger. Cette liberté-là, essentielle et fragile, ne tient pas seulement dans les textes de loi. Elle vit ou elle meurt selon le courage de ceux qui gouvernent et la vigilance de ceux qui observent.
Je me suis longtemps demandé comment on en était arrivés là : à confondre interview et complicité, question et provocation, parole et menace. J’ai vu un État réagir avec la peur que suscite toujours la parole libre. Et j’ai vu, avec tristesse, tant de militants, d’intellectuels, de citoyens silencieux, comme paralysés par le poids du camp auquel ils appartiennent.
On ne mesure pas une démocratie à la liberté de ses alliés, mais à celle qu’elle accorde à ses critiques. Et sur ce point, le miroir que nous tend cette affaire est sans pitié.
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la rapidité avec laquelle les lignes ont bougé. Hier encore, ceux qui dénonçaient la répression sont aujourd’hui tentés par la justification. J’ai entendu des phrases que je croyais appartenir à un autre temps : « Ce n’est pas pareil », « les contextes diffèrent », « il ne fallait pas interviewer quelqu’un sous mandat d’arrêt ». Mais ce que l’on excusait hier, on le banalise aujourd’hui. Et dans cette banalisation se cache la trahison des promesses.
Je n’écris pas ces lignes pour accuser. J’écris pour comprendre, pour avertir peut-être. Le pouvoir, quel qu’il soit, a toujours peur de la lumière. Il veut contrôler le récit, maîtriser les mots, choisir qui parle et qui se tait. Mais il oublie que la parole, une fois libérée, ne se reprend pas. Elle voyage, elle se propage, elle s’imprime dans la mémoire collective.
Les arrestations de Maimouna et Babacar resteront dans nos esprits comme un test manqué, une épreuve de maturité politique où la tentation de punir a pris le pas sur le devoir de protéger. Leur libération, elle, n’efface pas la faute. Elle nous oblige à réfléchir sur ce que nous sommes devenus.
Je repense souvent à ces slogans de campagne qui promettaient la rupture : Dafa Doy, Nio Lank, Jub Jubal jubanti. Trois cris d’espoir, trois promesses de renaissance. Mais au fond, qu’avons-nous changé ? Les méthodes sont les mêmes, seules les voix ont changé de côté. Hier victimes, aujourd’hui gardiens de l’ordre. Hier indignés, aujourd’hui justificateurs. C’est cela, le miroir cruel du pouvoir : il nous montre à quel point nous pouvons ressembler à ceux que nous combattions. Je crois qu’un pays se perd quand la liberté d’informer devient une question de loyauté politique. Quand on ne défend plus le principe, mais la personne. Quand la peur de déplaire remplace le courage de dire.
Je ne veux pas de ce pays-là.
Je veux un Sénégal où un journaliste puisse interroger qui il veut, sans craindre ni la prison, ni le soupçon. Un pays où la vérité n’a pas besoin d’autorisation.
Les deux journalistes sont libres, oui. Mais notre conscience, elle, est toujours en détention.
Et tant qu’on n’aura pas osé affronter ce miroir, tant qu’on n’aura pas reconnu que nous avons reproduit ce que nous dénoncions, alors la liberté ne sera qu’un mot qu’on invoque — jamais une réalité qu’on protège.
Je garde l’espoir. Parce qu’il y a encore des voix, des plumes, des regards qui refusent de se soumettre. Parce qu’il reste en chacun de nous cette petite part d’insoumission qui fait battre le cœur des peuples libres.
Mais il faut le dire, sans détour : la vraie libération ne viendra pas d’une décision de justice. Elle viendra du moment où nous cesserons d’avoir peur de la vérité.
Ibrahima Thiam,
Président du parti Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (ACT)

