Écrit par Jennifer Alberts
C’est une femme peu connue qui a pourtant été à l’avant-garde dans bien des domaines. Le Dr Alice Mathieu-Dubois, fille d’un esclave affranchi de Guyane, orpheline de mère et élevée à Compiègne, est la première médecin noire diplômée de France. Un parcours inédit et âpre dans cette France du XIXe siècle où rares sont celles qui vont à l’école et font des études. C’est l’histoire du dimanche.
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C’est un destin hors du commun à bien des titres que celui d’Alice Mathieu-Dubois. Pionnière dans bien des domaines, cette fille d’un esclave affranchi a ouvert la voie à nombre de femmes en général et à nombre de femmes noires en particulier. Première bachelière de couleur. Première étudiante de couleur en médecine. Première femme de couleur à passer et à réussir l’externat des hôpitaux de Paris. Premier médecin de couleur. Première directrice d’une clinique privée. Première femme de couleur à être décorée de la Légion d’honneur. Une pionnière, on vous dit.
Mais ce parcours n’aurait peut-être pas été tel si son père n’avait pas eu lui-même un destin étonnant. L’extraordinaire, c’est presque une habitude dans la famille d’Alice.
L’histoire singulière du père d’Alice
Si elle est née à Compiègne en 1861, son père voit le jour à l’autre bout du monde. En Guyane. À Cayenne, le 5 septembre 1833. Mathieu Victoire-Dubois naît esclave, fils de Victoire, esclave originaire d’Afrique, et de père inconnu. Il est le sixième enfant.
Le 20 septembre 1833, sont transcrits à l’état civil de Cayenne les actes d’affranchissement de 93 esclaves. Le quatrième est celui de Victoire, la mère de Mathieu. Puis ceux de ses trois premiers enfants, âgés de 5, 4 et 3 ans. Leur ancienne propriétaire a 65 ans. Elle s’appelle Zilia dite Dubois et est elle-même une esclave affranchie. « Une fois affranchis, les anciens esclaves pouvaient avoir des esclaves. Et pour affranchir des esclaves, il fallait au propriétaire publier la demande dans le journal local, La feuille de la Guyane française en l’occurrence. Il lui fallait aussi parfois payer et/ou donner des gages pour que les esclaves affranchis ne soient pas à la charge de la société« , explique Pierrette Caire-Dieu et autrice d’Alice Mathieu-Dubois, un destin d’exception édité par la Société française d’histoire de la médecine. « Ainsi Zilia donne-t-elle la moitié de sa maison à Victoire et ses trois premiers enfants affranchis. »
Les quatrième et cinquième enfants de Victoire sont affranchis en mai 1834. Mathieu, en octobre. Toujours à la demande de Zilia, leur propriétaire. Un autre enfant naît l’année suivante mais ne survit pas. Le dernier de cette grande fratrie voit le jour en 1838. Désormais inscrits à l’état civil, les enfants se voient donner un nom de famille. « Quand un esclave était affranchi, on lui donnait un patronyme qui était souvent le prénom de la mère, indique Pierrette Caire-Dieu. La mère de Mathieu s’appelant Victoire, il a pris Victoire comme patronyme. Et a été ajouté le nom de l’ancienne propriétaire de l’esclave. En l’occurrence Dubois. »
Mathieu Victoire-Dubois passe donc son enfance dans la maison de Zilia, située rue du Berry à Cayenne, près du pont Laussat.
À la mort de Zilia en septembre 1843, Victoire devient propriétaire de la petite maison. Quelques mois avant, trois religieux de Ploërmel arrivent en Guyane avec pour mission d’y fonder une école. « Il est fort possible que Mathieu ait fait une scolarité chez les Frères de Ploërmel, avance Pierrette Caire-Dieu. Étant le sixième enfant, il a probablement eu une vie moins difficile que ses aînés qui, eux, ne savaient même pas signer. Tous ses frères et sœurs sont insérés. Ils sont maçon, charpentier, couturière. Sa mère est blanchisseuse. Mais lui, il sort du lot par rapport à sa fratrie. Et vu son devenir, il a dû faire une scolarité. Mais après l’école primaire, il fallait venir en France pour faire des études secondaires. Qu’est-ce qu’il a fait ? Ça, on ne sait pas. »
Un père cultivé et une fille instruite
Ce que l’on sait, c’est qu’on retrouve Mathieu Victoire-Dubois, seize ans plus tard, en 1859 à Compiègne. Il est dentiste. Quand est-il venu en métropole ? Comment ? Avec qui ? Pourquoi Compiègne ? Comment est-il devenu dentiste ? C’est à cette dernière et unique question qu’une réponse est possible : le 17 mars 1791, la Convention nationale vote un décret selon lequel « il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente. » N’importe qui peut désormais être ce qu’il veut, sans étude et sans diplôme, pourvu qu’il achète le droit d’exercer.
Les professions de médecin, pharmacien et dentiste n’échappent à la règle. Face à la montée du charlatanisme et du risque sanitaire, les études de médecine et de pharmacie sont rendues à nouveau obligatoires par la loi du 10 mars 1803. « Mais les dentistes ont été oubliés, précise Pierrette Caire-Dieu. C’est pour ça qu’au XIXe siècle, n’importe qui pouvait s’installer comme dentiste. Alors quand je dis dentiste, c’était dentiste empirique ! C’est ce qu’a fait le père d’Alice à Compiègne en 1859. Je ne sais pas comment il y est arrivé. J’ai bien cherché. Je ne sais pas. »
Mathieu semble plutôt doué comme dentiste. Ils ne sont que deux à Compiègne à exercer et son cabinet, installé rue d’Austerlitz, a bonne réputation. Alice naît le 3 avril 1861. Sa mère, Flore-Hortense Maille est blanche et vient de Saint-Quentin. Son père était tulliste et sa mère, couturière. Mathieu et Flore ne sont pas mariés. L’enfant n’est pas reconnue par son père. Et porte donc, dans un premier temps, le nom de famille maternel.
En 1867, sa mère tombe gravement malade. Ses parents décident de se marier. « Au vu du contrat de mariage établi, ils savaient que la mère allait mourir et ça doit être pour ça qu’ils se sont mariés, interprète Pierrette Caire-Dieu. Ils se marient à domicile parce que la mère est intransportable. Elle a probablement la tuberculose ou un cancer. Mathieu reconnaît officiellement Alice. Mais au lieu de porter le nom de famille de son père, c’est-à-dire Alice Victoire-Dubois, Mathieu lui donne le nom de Mathieu-Dubois. Pourquoi ? C’est un autre mystère. » La mère d’Alice meurt quinze jours plus tard. La petite fille n’a alors que 6 ans. Son père va désormais l’élever seule.
Première bachelière de couleur dans une France hostile
La même année, Victor Duruy, alors ministre de l’Instruction publique, fait voter l’une des grandes lois éducatives de France : toute commune de plus de 500 habitants a obligation de se doter d’une école publique et gratuite pour les filles de 7 à 13 ans, financée par la municipalité et des cotisations volontaires. Votée après d’âpres débats parlementaires, la loi Duruy permet la création de l’enseignement primaire public pour les filles. Bien qu’il faille attendre la loi de Jules Ferry de 1882 pour que l’instruction devienne obligatoire, « Alice est certainement allée à l’école primaire. D’autant que dans l’Oise, l’enseignement est assez développé pour les filles. Il y avait pas mal d’écoles primaires de filles. »
Mais aucune trace officielle d’une inscription de la jeune fille dans une école primaire communale. On retrouve le nom d’Alice dans Le Petit journal du 11 novembre 1879 : un entrefilet mentionne qu’elle a passé « avec succès l’examen du baccalauréat ès sciences » à la Sorbonne (les épreuves du baccalauréat étant à l’époque organisées dans les facultés) et qu’elle avait auparavant obtenu « le brevet supérieur d’enseignement primaire. »
Or, à l’époque, il n’y a pas de collège pour les filles. Ni de lycée. Rien qui puisse les préparer à l’examen du bac. Il faudra attendre 1880 et la loi de Camille Sée pour que soit créé l’enseignement secondaire pour les filles. Bien que la première femme bachelière, Julie-Victoire Daubié, ait été diplômée en 1861, peu de femmes passent le bac au XIXe siècle. Et celles qui le font sont issues d’un milieu social favorisé.
Comment Alice a-t-elle donc pu atteindre le niveau d’instruction demandé pour passer les épreuves ? « On peut penser que c’est son père qui, en partie, l’a aidée pour ses études. D’ailleurs, elle le dit. Elle dit qu’il l’a élevée « très intelligemment« , indique Pierrette Caire-Dieu. C’était quelqu’un de probablement assez cultivé. Dans le Progrès de l’Oise de l’époque, il y a un article sur l’obtention du bac par Alice dans lequel on remercie quatre professeurs qui l’ont aidée. Ce sont quatre professeurs du collège de garçons. Est-ce qu’elle a eu des cours particuliers avec eux ? Il y avait aussi quelques cours pour les filles à la mairie de Compiègne qui étaient dispensés mais c’étaient des cours hebdomadaires. Est-ce qu’elle y était inscrite ? Mais pour passer le bac, il fallait quand même aussi travailler seul. Je pense que c’était une fille extrêmement intelligente, qui, grâce à son père, a pu bénéficier de soutiens qui lui ont permis d’obtenir les baccalauréats. »
Car l’année suivante en 1880, Alice passe et obtient la première partie du bac ès lettres en rhétorique et en 1881, la deuxième partie, en philosophie, avec mention assez bien et les félicitations du jury. Des succès qui lui valent l’intérêt de la presse qui s’étonne qu’une femme, de surcroît de couleur, réussisse à une telle épreuve.
« Noire« . « Négresse« . « Mulâtre« . Les termes employés dans les articles témoignent du racisme, même si le concept et le mot n’existent pas encore, sans complexe de l’époque.
Des femmes en médecine, une incongruité pour l’époque
Mais ce racisme et la misogynie ambiants de la société ne découragent pas la jeune femme. Si elle est tant acharnée à obtenir tous ces diplômes, c’est qu’elle veut faire médecine pour pouvoir reprendre le cabinet de son père. « D’ailleurs, elle achète, probablement grâce à un prêt de son père, la maison qu’il loue et dans laquelle était installé le cabinet« , précise Pierrette Caire-Dieu. S’il ne faut toujours pas d’études spécifiques pour s’installer comme dentiste, l’idée d’en rétablir l’obligation commence à faire surface. Et les médecins pouvant devenir dentistes, être docteur est pour Alice la garantie de pouvoir prendre la suite de son père.
Et depuis 1868, les femmes sont admises sur les bancs de l’école de médecine de Paris, située rue des Saints-Pères. « Il y a quatre femmes qui sont inscrites en 1868 : trois étrangères et une Française, énumère Pierrette Caire-Dieu. Les deux premières femmes à avoir leur diplôme de médecine, c’est une Anglaise en 1870 et une Américaine en 1871. Elles ont eu le droit de s’inscrire en France mais elles ont commencé des études de médecine dans leur pays. La troisième, c’est une Française, Madeleine Brès, qui passe sa thèse en 1875. Ça va être la première française diplômée en médecine. Et la quatrième s’appelle Gontcharov, une Russe qui aura sa thèse plus tard en 1877. »
Rares sont donc les étudiantes en médecine. Et encore plus rares sont les étudiantes françaises. Les 3/4 des inscrites sont des étrangères : Américaines, Russes, Polonaises. Pour la bourgeoisie française du XIXe siècle, passe encore que quelques femmes passent le bac. Mais de là à accepter qu’elles se mêlent aux étudiants en médecine dont la réputation est loin d’être des plus distinguées…
Mais peu importe pour Alice, qui s’inscrit à la faculté de médecine de Paris, l’une des deux meilleures en Europe avec celle de Zurich ; qui accepte les femmes, en 1881. À 20 ans tout juste, encore mineure selon la loi de l’époque, elle est dans l’obligation d’avoir un correspondant. Ce sera le docteur Edwards, un médecin britannique naturalisé français. Sa fille, Blanche, entre en deuxième année de médecine. Alice l’a probablement connue lors des épreuves du bac de sciences restreint qu’elles ont passées deux ans plus tôt à la Sorbonne. La jeune Picarde se retrouve ainsi à louer une chambre chez les Edwards qui vivent dans une maison de la rue Saint-Jacques, en face de l’hôpital du Val-de-Grâce.
Racisme et misogynie décomplexés
Et sur les bancs de l’université, elle ne va évidemment pas passer inaperçue. « Quand Alice s’inscrit, ça ne fait que quelques années qu’il y a des femmes. Et ce n’est pas encore tellement bien reçu, rappelle Pierrette Caire-Dieu. En plus, elle a la peau foncée, comme on dit. Donc les étudiants l’appellent Bamboula. Mais tout le monde aime bien Bamboula, écrit une de ces étudiantes dans ses mémoires. Visiblement, elle est très bien acceptée. Mais quand même. À tous les examens, les étudiants chantent Bamboula. Parce que Bamboula, à l’époque, c’est aussi une chanson. Il y en a qui l’appellent la petite créole. D’autres, la négresse. »
À la fin du XIXe siècle, si les femmes sont autorisées à faire des études de médecine, elles n’ont cependant pas le même parcours universitaire que leurs confrères masculins : elles n’ont pas le droit d’emprunter la voie royale, à savoir passer l’externat puis l’internat. C’est compter sans l’esprit de révolte de Blanche Edwards contre cette discrimination.
La jeune femme va se battre pour que les étudiantes puissent avoir le même cursus que les étudiants, multipliant les lettres et les rencontres avec les autorités et les praticiens parisiens pour les convaincre. En 1882, elle a gain de cause : les femmes peuvent désormais passer le concours de l’externat et effectuer des stages dans les services hospitaliers « mais à condition expresse de ne pas passer l’internat après. Alors que les hommes qui passent l’externat doivent absolument passer l’internat après« , relève Pierrette Caire-Dieu.
En 1883, Alice est reçue 72e sur 254 au concours de l’externat. La jeune femme continue d’aiguiser la curiosité de la presse, d’autant plus qu’elle et Blanche sont très proches. Une amitié qui offre encore aux journalistes l’occasion de propos douteux. « Mlle Edwards est une jolie blonde (…) Le hasard lui a donné pour amie une négresse du plus beau noir, externe en ce moment à l’hôpital des enfants« , écrit Le Gaulois. « Ces demoiselles, vêtues et coiffées de même, sortent fréquemment ensemble et forment ainsi, blanche et noire, une antithèse vivante« , insiste Le Figaro.
« Je voudrais vous dire quand même quelque chose qui vous donnera une idée de la façon dont les hommes appréciaient les femmes qui étaient médecins à l’époque, tient à ajouter Pierrette Caire-Dieu. Alexandre Yersin, un Suisse qui est connu aujourd’hui pour avoir découvert le bacille de la peste, vient en France finir ses études exactement à la même période qu’Alice et Blanche. Il passe dans les mêmes services pour son externat. Ce Monsieur écrit à sa maman tous les jours. Et dans une de ses lettres, il lui écrit ‘il y a deux guenons qui s’assoient à côté de moi dans le dans l’amphithéâtre. Les femmes sont détestées par tout le monde, y compris par les professeurs’. C’est quand même assez horrible de se dire que cet homme, qui va devenir un scientifique extrêmement célèbre, parle ainsi de ses condisciples. »
Mais c’est en 1885 que la misogynie dont sont victimes ces étudiantes va atteindre son comble. Blanche Edwards a obtenu, encore une fois de haute lutte, que les femmes puissent passer l’internat. À Paris, elles sont trois à s’inscrire au concours : Augusta Klumpke, une Américaine, Blanche et Alice. « Elle prépare le concours d’internat puisque j’ai trouvé un médecin qui dit qu’il les a préparées toutes les trois. Mais Alice ne va pas jusqu’au bout. Il n’y a pas de note à côté de son nom sur le registre d’inscription. Je ne sais pas si elle se présente à l’examen écrit, révèle Pierrette Caire-Dieu. Ce qui est sûr, c’est que le jour de l’épreuve, les étudiants chantent Bamboula. Que les femmes passent l’internat, c’est un tollé pas possible. Les hommes font du bruit, crient ‘pas de jupons’, tapent sur les portes. Le concours de l’internat, c’était un écrit et un oral. Et cette année-là, l’écrit a été annulé parce qu’il y a eu une fraude : les sujets avaient été divulgués dans un service hospitalier. Donc il y a eu un report de l’examen. Est-ce qu’Alice n’a pas réussi à supporter la pression du report ? Je ne sais pas. »
Une thèse qui fera référence
Augusta réussit l’écrit, mais échoue à l’oral. Blanche rate l’écrit. Toutes deux repasseront les épreuves l’année suivante, dans un climat d’une hostilité rare. Blanche raconte plus tard : « la place de l’Hôtel de Ville était couverte d’une foule houleuse de jeunes gens. Quelques amis courageux (…) nous entouraient formant une garde du corps contre les voies de fait possible dans l’anonymat d’une cohue. » Un mannequin à son effigie fut même brûlé lors du bal de l’internat organisé le soir de l’épreuve. Seule Augusta est reçue, 16e sur 52. Blanche est reçue interne provisoire. Mais frappée par la limite d’âge, elle ne pourra jamais repasser les examens.
À la même époque, en 1886, Alice entame son troisième et dernier stage d’externat à l’Hôtel-Dieu, dans le service des femmes et des accouchements. Elle est alors l’une des sept externes féminines de Paris. En janvier, elle a épousé Paul Sollier, lui aussi étudiant en médecine. Le 3 novembre, elle accouche d’un petit garçon, René Victor, qui ne vit que trois jours. Un an plus tard, le 8 novembre 1887, elle donne naissance à Suzanne. Quinze jours avant, elle a soutenu sa thèse qui lui permet d’obtenir son diplôme de docteur en médecine. Une thèse dont le sujet rappelle son désir premier d’être dentiste, L’état de la dentition chez les enfants idiots et arriérés : contribution à l’étude des dégénérescences dans l’espèce humaine, et qui reste longtemps une référence dans le milieu médical.
Et encore une fois, elle attire la curiosité de la presse. Le journal La Justice, dirigé par Georges Clémenceau, écrit ainsi dans son édition du 1er novembre : « La femme médecin n’est déjà plus un objet de curiosité. Ce qui est plus rare, c’est la doctoresse nègre. Une de ces dernières, Mme Sollier, vient de passer avec succès sa thèse pour la médecine. En dépit de sa couleur, elle est Française de naissance. Son père, M. Dubois, dentiste à Compiègne, est un nègre originaire de nos possessions de Guyane. »
Mais Alice ne deviendra pas dentiste. Elle se tourne vers les maladies neurologiques. Avec son mari Paul, diplômé après elle en 1890 puisqu’il a été interne puis chef de clinique, elle va diriger de 1889 à 1897 la Villa Montsouris à Paris qui accueille « des aliénés comme on disait à l’époque. Petit à petit, ils vont en faire une maison de santé pour maladies nerveuses. Quand on dit maladies nerveuses, on ne parle pas de psychotiques, précise Pierrette Caire-Dieu. Ce sont des petites dépressions, des malades neurologiques comme la sclérose en plaques et les toxicomanies. Les traitements, c’était l’hydrothérapie, l’électrothérapie et ils commencent aussi à mettre en place des entretiens réguliers avec les patients. On pourrait appeler ça presque de la psychothérapie. »
Directrice du sanatorium de l’élite parisienne
Paul Sollier se tisse une certaine renommée dans le traitement de la morphinomanie et met au point une méthode qui porte son nom. En 1897, le couple achète un vaste terrain à Boulogne-sur-Seine (aujourd’hui Boulogne-Billancourt) pour y faire construire un sanatorium luxueux et moderne : ascenseurs, eau chaude courante, électricité, piscines chauffées. Alice, codirectrice de l’établissement, va aussi gérer la prise en charge des femmes, Paul, celle des hommes.
Cette répartition des rôles devient un argument publicitaire auprès de la haute bourgeoisie parisienne et l’établissement acquiert une certaine renommée. Les soins proposés attirent tout le gratin de l’époque. Proust y séjourne quelques semaines à la mort de sa mère en 1905. Le sanatorium est en fait géré essentiellement par Alice qui « s’occupe aussi beaucoup de l’intendance parce que Paul, c’est un monsieur qui écrit beaucoup d’articles et de livres, qui va dans les congrès, qui donne des conférences et des cours de psychologie à Bruxelles. »
Les responsabilités d’Alice sont encore renforcées quand arrive la Première Guerre mondiale. Réserviste, Paul Sollier, qui a alors 53 ans, est mobilisé à sa propre demande. Il est affecté à l’hôpital militaire de Mourmelon, près de Châlons-en-Champagne. Puis à l’hôpital de Lyon comme chef sur service de neuropathologie. Pendant ce temps à Paris, Alice doit faire évacuer tous les patients du sanatorium face à la menace de l’invasion allemande. Une fois le danger passé, elle organise leur retour et dirige seule l’établissement jusqu’à la fin de la guerre. Ce qui lui vaudra la Légion d’honneur en 1925. Une première pour une femme noire.
En 1921, Paul et Alice Sollier vendent le sanatorium (qui va devenir le premier hôpital Ambroise Paré avant son bombardement en 1942). La patientèle est transférée dans une clinique neurologique de Saint-Cloud qu’Alice codirige avec un ancien adjoint de Boulogne jusqu’en 1933, année de la mort de Paul Sollier d’une petite blessure mal soignée. Alice quitte Saint-Cloud pour le sanatorium de Reuil-Malmaison où elle va exercer comme « collaboratrice » de 1934 à 1935. Elle a 74 ans.
Une fin de vie discrète
Pendant la Seconde Guerre mondiale, sa maison de Saint-Cloud est réquisitionnée par les Allemands. Elle va s’installer chez sa fille dont le second mari est chef de service à Sainte-Anne. À la retraite de son gendre, elle déménage avec le couple rue d’Alésia où elle meurt peu après en janvier 1942.
Alice est enterrée à Compiègne avec son mari, sa fille, son beau-fils. Mathieu, son père mort en 1890, est inhumé dans le même cimetière mais pas le même caveau : il voulait reposer « près du mur au soleil« .
À part une rue à Compiègne qui porte depuis peu son nom, que reste-t-il du parcours hors du commun de cette femme discrète ? « De très rares interviews dont une en 1904 dans laquelle elle déplore que les femmes médecins ne soient pas traitées comme les hommes à cette époque-là, fait remarquer Pierrette Caire-Dieu. Elle ne dira jamais rien sur sa couleur. Je n’ai rien trouvé dans tout ce que j’ai pu lire où elle pouvait se plaindre du racisme de ses collègues étudiants. Dans sa thèse, elle les remercie même et écrit qu’elle n’a pas eu de problème avec eux. Et en dehors de sa thèse, elle n’a laissé aucun écrit. Elle n’a jamais été associée à ceux de son mari. Pourtant elle n’a pas usurpé sa position. Elle a beaucoup aimé son métier. C’était vraiment une vie sacerdotale. Et elle a aimé cette vie-là. C’était peut-être de l’ambition mais elle a aussi beaucoup donné. »
On ne connaît d’Alice Mathieu-Dubois que deux photos. Même sa fiche dans l’annuaire des médecins n’en a pas.
Elle restera donc dans l’histoire comme la première médecin noire de France. On oublie qu’elle a aussi été la première femme à avoir un poste à responsabilités dans un établissement spécialisé dans les maladies mentales dès 1897. Il faudra attendre que Constance Pascal soit nommée médecin chef d’un « asile » public en 1920 pour retrouver une femme à un tel poste. Une pionnière, on vous dit…