L’un des tournants de l’évolution politique de l’Afrique francophone aura été sans doute le sommet franco-africain tenu à La Baule, en 1990. Il avait été clos par cette sommation : se démocratiser sous peine d’être mis sous embargo économique.
L’espoir était d’autant plus permis que, suite à cette mise en demeure, des conférences nationales furent organisées, des institutions essaimèrent et le pluralisme médiatique s’instaura progressivement.
Mais, très tôt, la dynamique de la démocratisation fut soumise à rude épreuve par la survie de la culture du parti unique. La complexité de cette situation est à évaluer à la lumière de cette sérieuse équation que l’évolution historique posa aux dirigeants africains : comment se formaliser d’une constitution démocratique, dont la vertu est de générer des rentes, tout en s’assurant les conditions pour rester au pouvoir aussi longtemps que possible ?
Des pays comme le Cameroun, le Gabon et le Togo trouveront la solution la plus simple : supprimer la clause limitative des mandats présidentiels ! Cette option reposerait sur deux arguments. Le premier considère que limiter les mandats est d’autant plus anti-démocratique qu’aucune Constitution – même la plus républicaine- ne saurait se situer au-dessus de la volonté populaire. Par ailleurs, le défi du développement exige des régimes forts et durables !
En revanche, les pays, dont les contextes historiques rendent difficile la suppression de la clause limitative, auront recours à la ruse politicienne. Pour preuve, au Burkina Faso, Blaise Compaoré, pour s’être entêté à réaliser son projet d’enterrer ladite- clause, a été emporté par le puissant mouvement citoyen. Ainsi, usant d’une arithmétique controversée sur toile de fond d’un juridisme sujet à caution, le pouvoir se donne la liberté de procéder à un tripatouillage constitutionnel pour le renouvellement permanent du mandat présidentiel. La ruse consiste à faire en sorte qu’un plus un soit non pas égal à deux mais à zéro. Partant, le recours au coup d’État constitutionnel qui a la vertu de remettre les compteurs des mandats présidentiels à zéro est de mise.
Cette stratégie, qui s’opère par une révision constitutionnelle « presque annuelle », sera très particulièrement mise en œuvre par Maître Abdoulaye Wade. Cependant, en convoquant l’Assemblée nationale, en juin 2011, pour une énième révision de la Loi fondamentale, il créa les conditions du triomphe de l’éthique républicaine sur la ruse politicienne. Le projet de loi, instaurant, en plus du poste de président, celui de vice- président, avait fait monter d’un cran l’ire de ses concitoyens dont certains étaient déjà dans la rue pour contester avec véhémence sa candidature à la présidentielle de 2012. Les forces coalisées pour soutenir le candidat de l’opposition le mieux placé réussiront la prouesse de traduire dans les urnes le verdict de la rue.
Malgré sa traumatisante déconvenue électorale, Me Abdoulaye Wade aura ses émules. Ainsi en Guinée, Alpha Condé promulgue la nouvelle constitution issue du referendum de mars 2020. Ce faisant, il se donne « légalement » le moyen de briguer un nouveau mandat. Pas plus que le Front National de Défense de la Constitution (FNDC), l’opposant historique, Cellou Dalein Diallo, ne pourra empêcher la tenue du referendum.
Quant à la présidentielle d’octobre 2020, en dépit de sa contestation de la légitimité de la candidature d’Alpha Condé et de la fiabilité du système électoral et de ses réserves vis-à-vis de la Commission Électorale Nationale Indépendante, il y participa. Tout laisse penser que l’opposant historique se proposait de rééditer en terre guinéenne l’expérience sénégalaise, à savoir parvenir à convertir en unités-cartes la colère exprimée par ses compatriotes dans la rue.
Mais pour vivre la même forfaiture républicaine, le Sénégal et la Guinée n’ont pas la même réalité politique. L’élection du Président Macky Sall est la résultante des retombées des Assises nationales, de la convergence de luttes politiques et citoyennes, symbolisées par la mobilisation sans précèdent du 23 juin. S’y ajoutent une administration au sens républicain indéniable et cette véritable antidote contre la fraude électorale que constitue la stratégie de faire remonter, par voie de presse, les résultats de chaque bureau de vote.
Cellou Dalein Diallo non seulement n’a pas bénéficié d’autant d’atouts, mais a eu du mal à tirer profit de cette force de frappe que constitue le FNDC qui lui reproche d’avoir trahi la bonne cause en prenant part à un scrutin où les jeux étaient faits d’avance ! Présentement, la Guinée est dans une tourmente d’une intensité telle qu’il est difficile d’en prévoir l’issue !
Et comme une…pandémie, le pouvoir ivoirien aussi a chopé le virus du tripatouillage constitutionnel. De la réélection de Alassane Ouattara, lors de la présidentielle du 31 octobre, boycottée par l’opposition significative, a résulté une profonde crise. La situation est d’autant plus grosse de tous les périls que les différents protagonistes du jeu politique ivoirien n’ont pas la même stratégie de sortie de crise. Alors que Guillaume Soro invite l’armée à ne pas cautionner la forfaiture, Laurent Gbagbo appelle au dialogue, Henri Konan Bédié et Affin Nguessan militent pour la création d’un Conseil national de transition.
Au moment où Mahamadou Issoufou, président sortant du Niger, ne cesse de marteler qu’il ne briguera pas un troisième mandat, bien des regards sont tournés vers le Sénégal. Certes, le Président Macky Sall a soutenu qu’il en était à son dernier mandat, mais chat échaudé craint l’eau froide. Dans un passé récent, Me Abdoulaye Wade, avec toute la sacralité de la parole donnée, conjuguée à toute la symbolique de ses 87 ans, n’avait pas hésité devant tout son gouvernement et en face de la presse nationale et internationale, à se dédire.
Cet acte posé a créé un spectre tel que tout propos, toute mesure, dont le bien-fondé est plus ou moins sujet à caution, est considéré comme une manière de préparer l’opinion à la recevabilité de l’idée de troisième mandat. Ainsi, en souhaitant que son « nouveau gouvernement œuvre pour une « gestion axée sur les résultats », la curiosité a été de savoir : résultats pour rejoindre le cercle restreint des présidents ayant respecté la clause limitative des mandats présidentiels ou pour briguer un troisième mandat ?
En tout état de cause, tout en s’en tenant strictement à l’engagement du chef de l’État sénégalais, il n’est pas superflu de poser l’hypothèse d’un troisième mandat pour en apprécier les effets pervers.
Sous ce rapport, le dernier remaniement gouvernemental est digne d’intérêt. Un, d’avoir réussi à faire migrer Idrissa Seck de la station oppositionnelle à l’espace présidentiel relève d’un véritable coup de poker. Le leader de l’APR parvient à affaiblir ses adversaires en amputant la chaine de l’opposition de l’un de ses maillons les plus consistants, au regard de la deuxième place occupée par la Coalition « Idy 2019 » lors de la dernière présidentielle. En outre, l’ouverture de son « gouvernement d’attaque » à d’autres formations de l’opposition lui offre l’opportunité de contourner BBY qui apparait davantage comme un décor politique qu’une coalition résolument engagée dans l’action politique. Les partis de la mouvance présidentielle, à force de courir derrière des postes de sinécure, ont fini par se délester de leur base. Qui pis est, des formations comme la LD, le PIT et le PS, en plus de leur ancrage populaire pas évident, ont perdu des leaders dont le charisme et la légitimité historique assuraient néanmoins un certain crédit à BBY.
Mais toute la question est de savoir dans quelle mesure cette nouvelle configuration politique légitimerait l’aventure pour un troisième mandat. Il est fort à penser que cette initiative s’avèrerait risquée si l’on considère que Wade et le PDS, qui avaient à leur actif un vécu beaucoup plus substantiel que celui de Macky Sall et de l’APR, ont été pourtant battus à plate couture. Ensuite, la relative unanimité, plus ou moins liée à l’âge, autour du vieux leader libéral n’a pas son répondant chez Sall dont certains des siens seraient, plus que quiconque, pressés de le voir terminer son mandat.
Par ailleurs, le Président en exercice prendrait le risque de faire face à une nouvelle opposition. Si on ignore si celle-ci disposera d’un cadre propre ou rejoindra Khalifa Sall ou Ousmane Sonko, il est au moins loisible de deviner que ses agissements déborderaient l’adversité pour épouser les contours de l’animosité. Tous les frustrés de « Macky 2012 », les supposés laissés-pour compte de BBY et certaines victimes des différents remaniements ministériels verseraient dans une virulence d’autant plus démesurée qu’elle serait mue davantage par l’esprit vindicatif que par le principe républicain.
Au niveau politique, la perspective du troisième mandat enfermerait le système démocratique sénégalais dans une circularité qui reconduit l’identique. Se coaliser serait à nouveau à l’ordre du jour, autour de ce programme qui n’en est pas dans la mesure où son alfa et son oméga seraient le départ du président en exercice.
Enfin, le Sénégal, confronté à moult fléaux, ne saurait se payer le luxe d’en rajouter un coup d’État institutionnel, lequel est d’autant plus dramatique qu’il aurait fait en Afrique plus de victimes que les coups d’État militaires.
Alpha Amadou SY, philosophe et écrivain