« En quelques décennies, alors qu’une autre religion gagnait les quartiers, nous avons vécu en France la déconstruction, puis l’effondrement des deux grandes religions de salut céleste (catholicisme) et terrestre (communisme). En 1950, plus de 90 % des Français étaient baptisés, ils ne sont plus que 30 % ! 45 000 prêtres diocésains prêchaient dans nos églises, ils ne sont plus que 4 500, tandis que l’électorat communiste passait de 25 % à 2,5 % ! Conséquence : s’il n’y a plus d’après, plus de seconde vie après la mort ou la Révolution, c’est ici et maintenant qu’il s’agit d’être heureux, en quoi nous vivons le passage de l’acceptation d’un bonheur différé à l’exigence du bonheur immédiat.
À l’encontre de la leçon du conte, le premier petit cochon l’emporte désormais sur le troisième.
Ce livre analyse les causes (non pas Mai 68, comme on le croit souvent, mais le capitalisme d’innovation, d’hyperconsommation et de rupture avec les traditions), puis les conséquences d’une profondeur abyssale de cette véritable faille dans la civilisation qui touche tous les domaines de nos existences, du rapport au travail (si je n’ai qu’une seule vie, alors on ne touche pas à ma retraite !) à la naissance des métavers, qui prétendent nous offrir une « seconde vie plus réussie », en passant par l’explosion de la psychologie positive et des théories du développement personnel, qui nous promettent le bonheur ici et maintenant. » L.F.
LA FRENESIE DU BONHEUR – DU BONHEUR DIFFERE AU BONHEUR IMMEDIAT
Luc Ferry : «La frénésie du bonheur liquide la morale sur l’autel du narcissisme»
Par Ronan Planchon
GRAND ENTRETIEN – Dans son dernier livre, La Frénésie du bonheur (L’Observatoire), le philosophe et ancien ministre s’intéresse à la quête insatiable du plaisir immédiat et au culte du « moi » qui a gagné les sociétés occidentales.
LE FIGARO. – Vous publiez « La Frénésie du bonheur. Du bonheur différé au bonheur immédiat ». La critique de l’individualisme, du Narcisse, est vieille comme le monde. Que dire sur ce sujet qui n’a pas encore été dit ?
- Luc FERRY. – Pas grand-chose, car ce qui est nouveau, et même radicalement nouveau, ce n’est pas la critique du narcissisme, mais son éloge frénétique dans les ouvrages de psychologie positive et de développement personnel, qui nous invitent à passer de l’amour des autres à l’amour de soi en liquidant ces vieilleries des morales de l’altruisme et du sacrifice. Il s’agit d’une véritable faille dans la civilisation chrétienne. Depuis les Métamorphoses d’Ovide, ce personnage odieux et maléfique qu’est Narcisse était en effet un repoussoir pour les grandes visions morales du monde, qu’elles fussent chrétiennes ou républicaines. La frénésie du bonheur venue des États-Unis veut tout simplement les liquider au nom du droit de l’individu à s’aimer avant les autres.
Je n’invente rien…