ENTRETIEN AVEC LE GROUPE WHATSAPP DE HARMATTAN-SENEGAL

 

Bonsoir chers auteurs, l’invité de ce soir est un philosophe expérimenté et un analyste chevronné des faits sociaux, Alpha Amadou Sy/

*Question 1. Merci d’avoir accepté cet échange avec les auteurs de ce groupe. Vous êtes saint-louisien, Saint-Louis vient de perdre, et au-delà le Sénégal, une figure aussi bien emblématique que charismatique, un homme de culture, un patriote et éducateur, quel est votre sentiment suite à la disparition de Alioune Badara Diagne Golbert ?

 

C’est à moi de vous remercier pour cette heureuse initiative qui participe de la dématérialisation du débat dans un contexte singulier. La perte cruelle de ce monument de la ville de Saint-Louis qui vient s’ajouter à celles de Manu Dibango et de Pape Diouf nous jette dans un sentiment de désolation et de tristesse. Une atmosphère morose et délétère qui, en même temps qu’elle nous renvoie à notre propre finitude, nous met en demeure de donner le meilleur de nous-mêmes pour la postérité et pour contribuer à sauver l’Humain.

 

*Question 2* 👉🏾👉🏾 Vous êtes philosophe de formation mais n’écrivez pas seulement dans cette discipline. De l’étude sociale à l’analyse géopolitique, votre champ d’écriture, bien qu’académique, ne s’enferme pas dans une discipline, est-ce une manière concrète de nous dire que la philosophie est la mère de toutes les sciences, la totalité du savoir ?

 

2 Au contraire, sous la poussée des progrès de tout ordre la philosophie a dû renoncer à ses visées hégémoniques, à sa prétention à être la Science des sciences. En contrepartie, depuis l’éclatement de l’immense espace du savoir dans lequel elle régnait sans coup férir, elle nourrit la légitime ambition de jeter le regard oblique du soupçon non seulement sur elle-même, mais sur toutes les autres disciples en intégrant évidemment les hommes et leurs pratiques multiformes. De par son appareillage conceptuel, son sens critique et sa dimension pluriperspectiviste, elle est assez outillée pour questionner les autres discours en délimitant leur objet en s’interrogeant et sur leur démarche et sur leur finalité. Une telle configuration autorise le philosophe, tout en restant dans sa discipline, à faire des excursions, avec un rare bonheur, dans la politique, les arts, le droit, les sciences, le sport, les religions et évidemment la politique.

 

*Question d’un auditeur* Le juge Babacar Ngom 👉🏾👉🏾Bonsoir Mr SY, mon ancien et très brillant professeur. 

  1. Pourrait -on envisager l’enseignement de la philosophie à partir de la classe de 1ère pour une meilleure formation des élèves ? 
  2. Dans vos méthodes d’enseignement vous privilégiez la formation aux systèmes philosophiques. 

Cette méthode est- elle toujours de rigueur ? Quel est son avantage ?

 

Merci Babacar. Tu faisais partie de cette race d’élèves, qui dans la mesure ils étaient critiques et curieux, incitaient le prof a plus de rigueur. Mes hommages à tous qui commetoi ont été pratiquement des enfants sans…enfance pour avoir été très tôt interpelés par les contradictions sociales.

Comme je dis souvent pour l’enseignement : plus il se dispense tôt mieux c’est bon pour la simple raison que son enjeu déborde de loin la sphère académique et scolaire. Un puissant penseur comme Condorcet considérait que l’enseignement de la philosophie devait présider à la formation des citoyens. Hélas seuls quelques rares établissements bénéficient de l’enseignement de cette discipline en 1ere.  La situation est d’autant plus périlleuse que 80 pour 100 des profs sont des sociologues dont la plupart sont laissés à eux-mêmes.

Il est clair qu’il revient aux jeunes professeurs de voir l’enseignement à dispenser, étant entendu que chacun est fils de son temps…

 

*Question 3. Votre dernier livre est un essai sur les couples dans la tourmente, pourquoi ce choix sur les couples, notamment sénégalais ? Êtes-vous préoccupé par le taux de divorce extrêmement élevé au Sénégal ?

 

  1. Évidemment, en tant que Sénégalais très proche des préoccupations de mes concitoyens, je suis attentif à leurs moindres soubresauts. Le thème s’est imposé à moi comme réalité sociologique, psycho- affective et même économique. Les structures de l’Afrique, ayant volé en éclats, de nouvelles contradictions se font jour et elles méritent d’être questionnées. Vous remarquerez au demeurant que je fais observer que je suis là encore guidé par, entre autres, le paradigme républicain. Autrement dit, je ne suis ni dans le féminisme ni sur la question du genre ou/ et de la parité mais je m’intéresse aux forces sociales à libérer afin que toutes les couches de la société puissent bénéficier des droits et des libertés consubstantiels à l’esprit républicain.

 

  1. Selon votre approche, qu’est-ce qui détermine la singularité des couples sénégalais ? Sont-ils fragiles ? La nouvelle génération mesure-t-elle l’importance de ce contrat social ?

 

4 La difficulté est de s’essayer à vivre à deux dans une formation sociale où les valeurs communautaristes restent fortes. Nousrencontrons aussi un problème d’absence de projet d’une vie à deux, avec un clin d’œil à Sembène qui disait que nous ne sommes ni poils ni duvet ! Mais aussi un sérieux problème de communication par, sans doute l’oubli, que l’homme est un homo loquens pour parler comme l’autre !

 

*Question d’un auditeur*  Harouna Dior demande 👉🏾👉🏾👉🏾Félicitations  à M Sy.

Vu vos publications, vous avez beaucoup parlé de la politique, qu’est ce qui a motivé ce choix ? Êtes-vous d’avis que la politique est considérée comme un métier pour beaucoup de personnes ?

 

Je suis un animal politique. Et je pense que le devoir de   l’intellectuel est de contribuer à la clarification de certains nombres de problème. Mieux, je pense que l’effondrement du Mur de Berlin ne saurait signifier l’enterrement au premier plan de ce que Marx a enseigné de plus précieux : la transformation du monde est tributaire de l’intelligence des lois qui président à son évolution ; que l’idée, dès qu’elle pénètre les masses, elle devient une force motrice

 

*Question 5*. Alpha Sy, nous n’allons pas nous limiter simplement à ce livre, vous avez écrit sur les relation franco-africaines, parlons du coronavirus notamment de la rumeur d’un vaccin qui devrait être testé en Afrique, qu’est-ce que cela vous inspire ?

 

  1. Cette question aussi douloureuse soit elle est révélatrice d’un malaise qui a sans doute l’âge de notre domination en tant que peuple. Nous n’avons ni de souveraineté économique ni militaire encore moins dans le domaine de la Recherche. Aussi restons- nous des cobayes pour les autres qui, en toute chose, se donnent la latitude de décider de ce qui est bon pour nous. Au-delà de cette révélation à questionner, nul n’ignore que nous sommes en proie à tous les dangers possibles liés au faitque nous n’avons de maîtrise ni sur les aliments ni sur les médicaments sans parler de la circulation des images et des satellites qui nous surplombent/

 

*Question d’un auteur* Mor Talla demande 👉🏾👉🏾 Mor Talla GAYE Avec cette pandémie du Covid-19, les gens vivent une mélancolie liée au confinement, que peut-on faire pour la vaincre ? 

Sentez-vous les libertés menacées dans notre pays avec la violence utilisée pour aider à respecter le couvre-feu par exemple ?

 

Les libertés sont toujours menacées. Il est aussi clair que la sécurité des citoyens est une dimension essentielle des charges républicaines Tout comme il est clair que les citoyens se doivent de coopérer avec les forces de l’ordre qui sont aussi du peuple. Mais il est non moins clair que la vigilance citoyenne doit être de rigueur pour parer à tout dérapage consubstantiel à l’exercice de Tout pouvoir.

Le laxisme est certain une tare dans notre pays, mais on doit le combattre avec l’éducation civique qui malheureusement est traitée en parent pauvre non seulement par l’Etat et la classe politique, mais par pas mal de démembrements de la société civile.  C’est avant, durant et après que cette éducation doit être dispensée mais pas par à coups, pour régler des contradictions dans le ici et maintenant.

  1. Pouvons-nous nous attendre à un nouvel ordre mondial ? Quelle analyse faites-vous par ailleurs de la situation du monde actuel où tout est aux arrêts ? Que sera le monde après le coronavirus ?

 

– Nouveau monde ? Il est encourageant de voir le Portugal prendre tout d’un coup soin de ses émigrés. Il est frappant de voir les locaux, destinés au Festival de Cannes, être ouverts aux SDF sans que ces derniers n’aient fait la grève pour cela. Il est évident que notre monde est bouleversé car l’homme y fonctionne comme un roseau délesté de sa capacité de penser. Mais je ne pense pas, pour autant, que ces facteurs sont suffisamment pertinents pour augurer d’un monde meilleur, plus humain. La crise, même d’origine sanitaire, reste une crise du capitalisme avec des réponsescapitalistes et des pratiques relevant de la logique froide du marché. A ce titre, la terrible concurrence autour des masques qu’on s’arrache au nez et à la barbe de ceux qui en avaient précédemment fait la commande est un fait éloquent. La menace de l’éclatement de l’Union européenne donne raison à tous ceux qui avaient mis en garde contre une Europe des finances.

 

  1. In fine, ce virus ne met-il pas à nu la vulnérabilité de l’homme mais aussi son arrogance face à la nature, lui qui se croit si puissant, lui que la technologie et la science ont presque tout donné, lesquelles butent face à ce virus au vu du nombre de contaminés en occident et surtout du nombre de morts ?

 

7 Sans doute, c’est moins l’arrogance de l’homme que celle des gérants de ce monde d’aujourd’hui. Ce virus, par-delà le péril qu’ilengendre, peut être un rappel à l’ordre. Nous sommes de la nature, mais elle ne nous appartient pas. Nous nous devons de tenir compte, au risque d’en faire les frais comme actuellement, de la dialectique qui structure les rapports entre le biologique et le culturel, entre la nature et l’homme. La diversité biologique,quand elle est massacrée, rend plus périlleuse la circulationdes virus.

 

  1. Alpha Sy ne remet-on pas en cause le système capitaliste qui peine à faire face à cette pandémie ? De l’autre côté, les systèmes dits totalitaires arrivent jusque-là à mieux résister à ce phénomène, comment expliquer cela ?

 

La pandémie a frappé au cœur du système capitaliste dont l’option libérale fait peu cas des besoins sociaux’. À ce titre, révélatrice est la polémique avant le coronavirus au sujet des hôpitaux publics, au sujet de la carence notoire en médicaments et masques dans ces immenses «pays des droits de l’homme ». La victoire des pays de dictature s’explique certes par la discipline mais aussi par une certaine confiance aux pouvoirs politiques, confiance en partie due à la prise en charge des besoins sociaux. Ce n’est pas un hasard si certains ont la nostalgie du RDA. C’est aussi révélateur que Kadhafi, condamné au nom, pas du peuple,mais du seul critère droit de l’hommiste soit regretté pour avoir assuré le fondamental vital à son peuple et pour avoir stabilisé le Sahel. Et l’Occident hégémoniste doit retenir cet adage : on ne reconnait l’utilité des fesses que quand on doit s’asseoir !

 

*Question d’un auteur* Moussa Seck demande 👉🏾👉🏾Puisque notre invité est philosophe, j’ai une question…Peut-il nous renseigner sur la Morale, ce à quoi cette notion renvoie… ?

 

Cela renvoie à un ensemble de conduites dont la pertinence est largement tributaire non seulement des sociétés mais des époques. Ce qui est moral ici peut ne pas l’être ailleurs. Même s’il faut retenir que, dans la mesure où l’homme n’est homme qu’avec les hommes, aucune société n’est pensable sans les valeurs morales.  Je réponds fort laconiquement, car on pourrait consacrer à cette thématique des heures et des heures sans avoir la prétention de l’épuiser.

 

Alpha Sy la dernière question, je rappelle que vous êtes auteur d’une œuvre colossale : comment arrivez-vous à écrire sur des thèmes aussi nombreux que variés ?

 

Vous savez, j’écris sans compter. Mais, d’une certaine façon, l’actualité me pousse pas seulement aux délires-  dont je m’excuse en passant de l’éventuelle impertinence aussi bien auprès des lecteurs que de mon éditeur que je salue- mais à les partager. Comme disait hier la jeune prometteuse auteure, Diari (sans aucune connotation paternaliste) c’est un plaisir extraordinaire d’habiller sa pensée dans   l’espoir de contribuer de faire en sorte que l’Humain n’avorte pas. Et l’unique arme dont nous disposons sous ce rapport c’est… la plume !

 

Merci beaucoup Alpha Amadou Sy, merci d’avoir encore une fois de plus répondu à l’appel de l’ Harmattan Sénégal. C’est toujours un plaisir d’échanger avec vous. Merci également à Papa Sengane Ndiaye qui coordonne l’émission, au Directeur Abdoulaye Diallo, pour ses conseils avisés et, enfin, aux auteurs de Harmattan-Sénégal qui sont notre raison d’être. Bonne soirée à tous !

 

C’est à moi de vous dire merci, pour m’avoir donné l’opportunité de partager ces deux heures avec tous ces auteurs qui osent user de leur matière grise pour contribuer à rendre notre monde plus juste. La Saint Louisienne de la Culture et de la Recherche, que j’administre, se fera le plaisir de vous proposer un espace d’échanges

Un grand coucou à mes Maîtres qui se reconnaîtront. Gratitude et reconnaissance non seulement à ceux qui m’ont consacré une minute de leur précieux temps,mais à ceux qui avaient l’intention de le faire. Un grand coucou à toute l’équipe de l’Harmattan-Sénégal.

Une nuit de paix et de féconde inspiration