Élodie Pinel : «Les femmes philosophes sont capables de penser tous les sujets, ce qui leur manque, c’est la reconnaissance»
Élodie Pinel est agrégée de lettres modernes et de philosophie, et docteure en littérature française. Marie Rouge
Dans un essai qui célèbre leur intelligence et leur liberté d’esprit, la jeune professeure agrégée, replace les penseuses au centre des débats.
Madame Figaro. – L’histoire de la philosophie occidentale a des allures de «boy’s club», dites-vous. Comment ce constat d’un manque de reconnaissance des femmes, de connaissance tout court, s’est-il imposé à vous ?
Élodie Pinel. – Au cours de mon enseignement, j’ai voulu intégrer des femmes à mes leçons. Mais il n’y en avait quasiment pas dans les manuels, ni sur Internet, et très peu étaient nommées dans le programme. J’ai compris que la philosophie était en retard sur les autres disciplines. Mon but est de faire un pas en avant en expliquant les raisons de cette invisibilisation et, surtout, la manière dont les femmes sont parvenues à penser quand même.
Pourquoi les rares femmes philosophes reconnues sont-elles très souvent ramenées à la question du corps ou à la tradition des essais féministes ?
Je le comprends comme l’un des symptômes de la domination masculine. Réduire la pensée d’une philosophe au féminisme, c’est, dans cette optique, déformer son œuvre pour ne pas la prendre au sérieux. Les choses commencent heureusement à changer.
Le travail, l’écologie, la démocratie, le vivant, la fin de vie, l’éthique du numérique sont des thèmes qu’elles saisissent. Vous rappelez combien des concepts décisifs comme le totalitarisme, avec Hannah Arendt, le «cyborg», avec Donna Haraway, le «care», avec Carol Gilligan, l’intention, avec Elizabeth Anscombe, animent la pensée actuelle…
La philosophie est encore conçue comme un cercle très fermé, par ailleurs, l’enseignement de la philosophie au lycée consacre un panthéon peu sensible aux questions sociétales contemporaines. La volonté de soutenir la diffusion des textes de femmes philosophes manque dans notre école ! Je suis très engagée sur cette question, elle avance à petit pas.
Quelles sont parmi ces philosophes négligées celles qui vous ont particulièrement accompagnée ?
La seule philosophe dont on m’ait parlé pendant mes études universitaires était Elizabeth Anscombe ; j’ai découvert les autres par moi-même, et en quelque sorte complété seule mon diplôme de philosophie avec la mention féministe ! Par la suite, j’ai soutenu une thèse de doctorat sur Marguerite Porete, dont la portée philosophique est de plus en plus reconnue aujourd’hui, notamment au Québec. Marguerite est mon guide ! C’est une femme de la fin du XIIIe siècle qui a écrit un livre inclassable, Le Miroir des âmes simples anéanties, qu’elle a diffusé seule au cours de lectures publiques. Son influence a été telle que son livre a été condamné deux fois, notamment par trente théologiens de la Sorbonne. Elle a été brûlée en place de Grève, à Paris, en 1310 ; elle est la première femme condamnée pour un livre.
Vous réhabilitez certaines philosophes oubliées, comme Émilie du Châtelet, Flora Tristan, Mary Astell… Pourquoi leurs pensées ont-elles suscité une telle indifférence ?
Ces femmes ont été effacées de l’histoire officielle parce que disqualifiées en leur temps : Émilie du Châtelet a eu maille à partir avec l’Académie des sciences, qui refusait de considérer ses travaux ; Flora Tristan, victime d’une tentative de féminicide, morte d’épuisement, a été effacée au profit des penseurs socialistes ; la proposition de Mary Astell de créer un collège pour filles a été méprisée et tournée en dérision. Signalons qu’Olympe de Gouges est aujourd’hui au programme du bac… de français ! Elle n’a pas seulement défendu le droit des femmes à divorcer et l’abolition de l’esclavage, elle a aussi réécrit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en la mettant au féminin. On connaît sa phrase : «La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune.» C’est l’échafaud qu’elle monte elle-même en 1793. Ses derniers mots sont : «Enfants de la patrie, vous vengerez ma mort.» Sa mise au Panthéon est demandée depuis plusieurs années ; une pétition circule sur Internet, que j’ai signée.
La philosophe Simone Beauvoir, théoricienne majeure du féminisme. Jack Nisberg / Roger-Viollet
En quoi ces philosophes, de Simone Weil à Hannah Arendt, de Carol Gilligan à Joan Tronto, ont-elles souvent renouvelé la réflexion sur le travail et la condition ouvrière ?
L’attention des femmes philosophes au travail est à la fois une surprise et une évidence. Une surprise, parce que les femmes en France n’ont pas eu le droit de travailler sans l’accord du père ou du mari avant les années 1960. Une évidence, parce que en réalité les femmes de la classe populaire ont toujours travaillé, et que celles des couches plus aisées assistaient souvent leur mari dans l’ombre. Flora Tristan a visité les usines londoniennes avant Karl Marx et formulé la première le concept d’«union ouvrière.» Simone Weil est allée travailler à l’usine pour comprendre le travail à la chaîne et a écrit La Condition ouvrière. Hannah Arendt a exercé le métier de journaliste, de chercheuse, mais aussi d’aide ménagère à son arrivée aux États-Unis. Elle a défini le travail par son caractère répétitif. Enfin, Carole Gilligan et Joan Tronto ont défini l’éthique de la «sollicitude», qui place le souci de l’autre au cœur de la morale, et les métiers du soin, qui demeurent si peu valorisés. Autant de concepts et d’idées qui éclairent la crise du travail que nous traversons aujourd’hui.
Et sur la question de la philosophie environnementale, du vivant, en quoi les travaux de nombre de ces philosophes vous paraissent importants ?
Selon bien des stéréotypes de genre, la femme est censée posséder une connaissance intuitive de la nature, à l’image de la sorcière. En réalité, les femmes s’interrogent sur le vivant de manière rigoureuse depuis le Moyen Âge. Citons Hildegarde de Bingen, encore très populaire en Allemagne aujourd’hui. C’est une Française, Françoise d’Eaubonne, qui est la première à parler d’écoféminisme dans les années 1970 : elle considère que la même logique de domination est à l’œuvre entre hommes et femmes et dans les rapports de l’être humain aux autres espèces vivantes. Catherine Larrère et Isabelle Stengers interrogent notre posture éthique face à l’environnement, Donna Haraway et Élisabeth de Fontenay questionnent la place de l’animal dans notre classification du vivant. Cela nous engage à changer de regard sur notre place dans l’univers et à dépasser le modèle de «maîtrise et de possession» de la nature prônée par Descartes.
La politologue et philosophe allemande, Hannah Arendt. Fred Stein/PA/opale.photo
Ces femmes incarnent-elles une forme de pensée en propre ?
Il n’y a pas de philosophie spécifiquement féminine. Les femmes sont capables de penser tous les sujets : ce qui leur manque, c’est la reconnaissance. Lorsque j’ai lu les mots de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, selon lesquels il n’y avait jamais eu de génie féminin, je suis tombée de ma chaise ! Mais j’ai fait le lien avec ce syndrome de l’imposture qui nous hante, nous, les femmes : suis-je assez intelligente ? Ai-je le droit de parler ? Serai-je entendue ? C’est pour répondre à ce complexe que j’ai écrit ce livre : en tant que femmes philosophes, nous sommes légitimes. Mais nous avons besoin de modèles pour ne plus en douter.
Moi aussi je pense donc je suis. Quand les femmes réinventent la philosophie, d’Élodie Pinel, Éd. Stock, 332 p., 21,50 €. Préface de Charlotte Casiraghi. Service presse