La revendication de la Justice est aujourd’hui au cœur de la société sénégalaise. Elle envahit l’opinion, son vocabulaire inonde le discours politique. Cette demande se traduit par une montée en puissance des juges, une multiplication des actions en Justice et par une réflexion renouvelée sur ses valeurs.
Le renouveau d’une Justice plus libre et plus responsable devient une exigence citoyenne.

Comme naguère la politique, la Justice est actuellement l’affaire de tous. Elle est attendue pour incarner cette rupture souhaitée par les Sénégalais.

Son évolution coïncide avec le mouvement initié dans le cadre de la moralisation de la vie politique. A l’image de la Société civile mobilisée dans le combat pour la transparence et la bonne gouvernance, le Peuple apparaît à ses côtés comme une force de soutien et de proposition.

Sans nous livrer à un ordre spécifique de tous les points, nous examinerons, pour avoir une ligne générale, sûrement volontaire, le contexte dans lequel une réforme de la Justice sénégalaise pourrait se réaliser dans la sérénité et non pas dans l’improvisation et dans la passion pour éviter d’engendrer les excès d’une surpolitisation.

Il convient d’abord d’analyser les dysfonctionnements de la Justice sénégalaise et ensuite les propositions à formuler pour trouver des solutions, suggérer les innovations souhaitables.

Analyse des dysfonctionnements de la Justice sénégalaise
Beaucoup de nos concitoyens pensent que la Justice fonctionne mal, et une moitié d’entre eux estime que les choses empirent au fil des années. Ils condamnent sévèrement un système judiciaire qui leur apparaît trop lent, peu fiable et souvent injuste.

Il y a eu et il y a encore certaines avancées efficaces.
Il n’y a pas si longtemps, il y avait un même espace de formation des hauts fonctionnaires de l’Etat et des magistrats (Enam). Ces deux grandes écoles ont été heureusement éclatées, comme cela se fait dans les pays solidement attachés à l’indépendance de la Justice. La formation est devenue individualisée.
Mais pour restaurer le crédit de l’ensemble du système judiciaire, il reste encore beaucoup de chemin.

Les maux dont souffre la Justice sénégalaise sont connus : lenteurs, procédures inadaptées, tribunaux encombrés, magistrats isolés et une profonde crise de confiance. On se garderait pour autant de parler d’un constat de divorce.

Ce que l’on nomme «crise de la Justice» ou «malaise de l’institution» relève plus de l’inadaptation croissante d’une Adminis­tration à une demande nouvelle que d’un phénomène passager qui serait derrière nous sitôt quelques moyens nouveaux dis­pensés, d’autant que l’institution judiciaire peine à les optimiser.
Il a été dit et écrit sur ce sujet, mais cet aspect ambitieux des rapports déposés au cours de la décennie écoulée a été enterré.

Ces documents illustrent magnifiquement la difficulté de réformer la Justice, qu’il s’agisse de son contenu ou du processus qui y a conduit.

Pourtant il s’agissait de larges débats entre les différents professionnels mais aussi avec les élus, les associations, les syndicats.

Faut-il donc penser que les rapports de synthèse ne sont plus à la mesure des réformes nécessaires pour adapter l’institution judiciaire à la nouvelle place du Droit dans la société et aux demandes adressées, à son sujet, par le corps social ?

La période est néanmoins favorable au débat, puisque nous sommes au début d’une nouvelle alternance politique et à la veille d’élections législatives.

Il est urgent de proposer des réformes pour une Justice de notre temps, dans une société démocratique. La nécessité d’ouvrir le débat sur les perspectives d’une réforme d’ensemble permettra d’adapter le système judiciaire aux besoins de notre temps présent. Peu importe que ses objectifs, ses voies et ses moyens demeurent plus controversés et difficiles à cerner.

Il ne devrait y avoir ni tabou ni verrouillage. Toutes les propositions devraient être entendues, même si elles paraissent contradictoires. Que mille propositions s’épanouissent…

L’essentiel est de caractériser les causes de dysfonctionnements du service public de la Justice.

A nous, sans doute, d’être les porteurs de ces exigences. En cela, la tradition serait respectée.

Propositions pour une justice sénégalaise de qualité, efficace et effective
La question posée est la place de la justice sénégalaise dans notre organisation sociale envisagée dans le commun intérêt de tous. Il faut susciter un nouvel état d’esprit pour en finir avec la nuisance des réformes sans lendemain qui désespèrent les juges, les avocats, les professionnels impliqués et les justiciables.
Nous proposons 4 axes majeurs :
1. Une Justice indépendante
L’indépendance de la Justice est une question classique, académique qui se pose à tous les pays démocratiques, quel que soit leur niveau de développement.

Elle est consacrée par notre Constitution et une multitude de normes internationales (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Charte africaine des droits de l’Homme).

En vertu de la séparation des pouvoirs, le juge n’a rien à attendre ou à redouter de personne. Le magistrat au rang des institutions exerce un pouvoir : pouvoir de décider du vrai et du faux, de faire ou de défaire, de fustiger ou de laver de tout soupçon. Il a ce plaisir aristocratique de déplaire.

Il faut savoir comment concilier la sacro-sainte séparation des pouvoirs et l’indépendance du juge, avec l’obligation de rendre des comptes.

Si nous voulons que la Justice soit juste, il faut que son pouvoir soit juste et que la responsabilité soit le prolongement de son indépendance.

Comment contourner les obstacles et menaces subsistant à l’effectivité de l’indépendance de la Justice ?

L’interrogation nous renvoie à l’organisation et au fonctionnement du Conseil supérieur de la Magistrature (Csm) et à la place et au rôle du Parquet ?
Concernant le Parquet, nous pensons qu’il doit communiquer avec circonspection.

Les magistrats du Parquet (procureurs et substituts) pourraient, si nécessaire, exiger de leur hiérarchie, des instructions écrites.

Il est peut-être souhaitable que les parquets soient placés sous l’autorité d’un Procureur général national (Pgn) bénéficiant d’un statut le mettant à l’abri des aléas politiques.
Des pays come l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas ont adopté ce système judiciaire.
Les parquets restant hiérarchisés pour le maintien indispensable de l’unité nationale ne relèveront plus d’un membre du gouvernement.
Cela n’empêchera pas tout pouvoir en exercice d’appliquer sa politique pénale.
La réforme du Conseil supérieur de la Magistrature (Csm) marquerait symboliquement l’avènement d’une ère nouvelle dans les relations entre les pouvoirs (Exécutif et Judiciaire).
Le plus simple comme le plus efficace est que ses membres devront être issus de la Magistrature et des professions juridiques et judiciaires.
Le chef de l’Etat n’aurait plus à en être le président. Le Garde des sceaux n’y serait plus que le représentant de l’Exécutif. La séparation des pouvoirs doit être scrupuleuse.
Ce sera au Conseil supérieur de la Magistrature que serait confiée la gestion de l’ensemble du corps des magistrats (carrières, avancements), les services administratifs compétents placés sous son autorité.
Mais le recrutement serait inopportun si la désignation se fait sur une base purement corporative ou syndicale.
Il est nécessaire de restaurer la Justice dans l’Etat pour éviter de prêter le flanc aux critiques d’une certaine opinion publique qui croit que la Justice est sélective, que les logiques de clan ont cours et que l’Etat à ses sommets serait devenu la créature des partis politiques.
Le besoin de Justice doit impérativement s’articuler autour de deux principes fondamentaux : l’indépendance de la Justice et l’impartialité de l’Etat.
2. Une Justice moderne
L’institution judiciaire semble mal s’adapter aux exigences de la vie moderne. Ses édifices, appareils, institutions donnent une impression de vétusté et d’abandon. On pourrait y ajouter le problème de sa lecture et de sa compréhension par les justiciables.
L’état des lieux est inquiétant. Les établissements pénitentiaires par exemple sont dans un état de désuétude inqualifiable. Il est temps de sonner l’alerte. Le détenu perd sa liberté, mais il ne perd pas ses droits. Si nous, nous perdons notre capacité d’indignation, nous perdons notre part d’humanité.
Peut-on aussi prétendre à une modernisation, à une amélioration de l’institution judiciaire, sans passer de front, avec toute sa portée politique, la question de la rationalisation de la carte judiciaire ?
Il faut ouvrir les métiers du Droit de façon plus substantielle aux jeunes titulaires de diplômes juridiques, pour atténuer le chômage qui les frappe durement.
Leurs regards neufs et leurs rêves importent autant que l’expérience.
Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication préfigure la Justice de demain.
La dématérialisation des actes de procédure permettra d’éviter les déplacements inutiles.
«La cyber-justice» induit une autre forme d’organisation, donc une manière différente de rendre la Justice.
Si la théâtralité de la Justice est nécessaire au pénal, elle apparaît moins nécessaire au civil, sauf comme par exemple le droit de la presse. Cela conduit donc à une réflexion renouvelée sur la question des locaux judiciaires.
La visio-conférence peut avoir un rôle dans l’amélioration de la célérité de la Justice.
Certes, tout ne peut être «virtualisé». La modernisation n’est pas la désincarnation. Une Jus­tice humaniste ne peut faire l’économie des contacts hu­mains.
Nous restons conscients de la forte attente en matière de modernisation de la Justice. Néanmoins, nous pensons qu’il ne faut aller trop vite.
Nous préférons une première expérience concluante avant de l’étendre partout dans le pays, car une expérimentation insuffisamment réussie constituerait un handicap pour la suite.
3. Une Justice accessible aux citoyens
Il est à préciser que la Justice est un service public. Elle doit s’adapter à l’état de la société.
Mais nous constatons encore qu’elle viole le principe de l’égalité de traitement des citoyens.
En effet, beaucoup de juridictions sont inaccessibles aux personnes à mobilité réduite (pas de rampes, pas d’ascenseurs…).
Or pour les personnes handicapées, la pierre angulaire, c’est l’accessibilité.
La Justice est rendue au nom du Peuple. Ce n’est pas une nouveauté. Simplement, il s’agit d’une confirmation.
Garantir un droit notamment en faveur des plus démunis de nos concitoyens, améliorer les conditions des détenus, c’est ouvrir la voie d’un ancrage plus profond de l’institution judiciaire dans la vie démocratique et sociale.
4. Une Justice rendue dans des délais raisonnables
Le temps est anormalement long pour le règlement des procédures, même s’il s’agit parfois de faits relevant de flagrants délits.
Il faut favoriser la collégialité, un magistrat absent, la machine est ralentie.
Mettre en place un système plus souple, plus collectif et peut-être plus contrôlable.
La loi doit permettre d’imposer l’adjonction au juge d’instruction en charge du dossier d’un ou plusieurs magistrats instructeurs ayant pour principale mission de porter des regards croisés sur les éléments à charge et à décharge, ainsi que sur les investigations restant à conduire et les perspectives de la procédure.
Les difficultés sont clairement liées au problème des effectifs très insuffisants. Le manque de greffiers est notoire.
Cependant, tous les atermoiements ne sont pas imputables au fonctionnement de la Justice. Le législateur, en créant certaines lois, a rendu la Justice plus complexe, alors que la non-exécution de nombreuses décisions tant pénales que civiles est très mal ressentie par les intéressés, provoquant le sentiment d’inutilité.
Nous devons réfléchir à la célérité et à la qualité de la Justice en tentant de mettre en évidence les obstacles au bon et prompt déroulement de la Justice.
De nombreuses pistes sont à explorer : une meilleure utilisation de la détention préventive, en ouvrant une fenêtre tous les six mois quand il y a une détention provisoire, l’instauration du Juge des libertés et de la détention (Jld), le plaider-coupable, les modes alternatifs de règlements (médiation, conciliation), Travail d’intérêt général (Tig) pour les courtes peines (moins de 6 mois), les garanties de représentation (emploi et domicile), généralisation du bracelet électronique.
Ces différentes mesures ont l’avantage de désengorger les établissements pénitentiaires et traiter de manière prompte les affaires en cours.
Cela étant, gardons-nous de confondre célérité et précipitation. Il faut rendre le temps strictement nécessaire à une Justice de qualité, efficace et effective. Le temps judiciaire doit être un temps «sur-mesure».
L’institution judiciaire est en permanence fortement sollicitée pour répondre à une crise morale, sociale, politique, au questionnement sur la sécurité, sur les droits des citoyens, sur les échanges internationaux, sur le développement économique.
Le moindre constat d’essoufflement ne saurait satisfaire personne.
La réforme de la Justice sénégalaise, au-delà des bouleversements qu’elle appelle, des seules et légitimes revendications sur les moyens, doit tendre vers la progression d’un Etat de Droit.    Mamadou DIALLO Avocat au Barreau de Paris Docteur en Droit