Alasdair MacIntyre (1929-2025) : le voyage d’un géant de la philosophie morale
Le prolifique philosophe écossais, catholique converti et « étoile filante » de la Nouvelle Gauche britannique, décrivait les vies humaines accomplies comme des « quêtes narratives ».
Homo viator par excellence de la philosophie contemporaine, MacIntyre a traversé sept décennies de vie intellectuelle en avançant contre vents et marées vers une destination inconnue — qui s’est finalement révélée toute proche du point de départ.
Un essai biographique.
Philosophe écossais prolifique, laissant derrière lui une vingtaine d’ouvrages et plus de deux cent articles universitaires, MacIntyre s’est éteint mercredi 21 mai à quatre-vingt-seize ans.
Il nous quitte au terme d’une longue existence passée pour l’essentiel dans des universités américaines mais riche en péripéties intellectuelles, en conversions multiples et en interventions philosophiques parfois fracassantes. MacIntyre est ainsi devenu une figure incontournable de la philosophie contemporaine, suscitant autant de fascination chez ses admirateurs que chez ses critiques, vis-à-vis desquels il n’oubliait jamais d’exprimer sa gratitude. Son extrême agilité intellectuelle alliée à un esprit pétillant et à une mémoire hors normes — le mot circule, parmi ceux qui l’ont connu, qu’il n’aurait jamais oublié la moindre de ses lectures — ont fait de cet intellectuel exigeant qui ne boudait jamais un trait d’humour une rencontre marquante pour des générations d’étudiants et de lecteurs. Une vie contemplative qui, pour s’être largement extraite du tumulte des affaires du monde, fut cependant loin d’être un long fleuve tranquille.
En 1981, la parution d’Après la vertu, généralement considéré comme son maître ouvrage, a fait à la philosophie morale anglophone l’effet d’une sorte de bombe.
Par sa vigoureuse défense et illustration contemporaine de la tradition des vertus, il a contribué à remettre Aristote au centre de la discussion. Le livre a connu un retentissement très au-delà des cercles habituels des spécialistes de philosophie morale et même de l’université. Mais si Après la vertu est déjà un classique, ce n’est cependant qu’une étape d’un itinéraire philosophique, politique et spirituel mouvementé qui a pu paraître, en son ordre, friser le rocambolesque. MacIntyre fut un jeune intellectuel communiste passionnément chrétien au début des années 1950, puis un participant critique aux débats constitutifs de la première « nouvelle gauche » britannique au milieu de la même décennie, puis un militant trotskyste sereinement athée à l’aube des années 1960, avant de devenir un universitaire de plus en plus éloigné de toute forme d’engagement politique et religieux. Après la vertu livre, en quelques pages lapidaires, une attaque en règle de la tradition marxiste. MacIntyre, toujours athée, proclame alors son ralliement à l’aristotélisme non sans une certaine flamboyance polémique. Le périple se poursuit au fil d’un approfondissement qui conduira ce double renégat du marxisme et du christianisme, à la fin des années 1980, à se reconnaître intellectuellement dans le thomisme puis à rejoindre les rangs de l’Église catholique romaine.
Il peut alors sembler que la messe est dite : à jeunesse révolutionnaire, vieillesse réactionnaire. Le milieu des années 1990 voit pourtant MacIntyre opérer un étonnant retour à Marx, inventant la formule d’un thomisme « informé par la lucidité du marxisme » 1 et revendiquant progressivement pour son aristotélisme le qualificatif disputé de « révolutionnaire ». Il est alors objectivement plus proche de l’anarchisme que de l’horizon, définitivement enterré pour lui, d’une révolution communiste.
La parution d’Après la vertu, généralement considéré comme son maître ouvrage, a fait à la philosophie morale anglophone l’effet d’une sorte de bombe.
Ostiane Lazrak
Si cette ultime péripétie ne satisfera aucun marxiste, force est cependant de constater que les célébrations de la pensée de MacIntyre qui commencent déjà à s’élever des rangs de la droite ne pourraient que désoler l’auteur.
De son vivant, celui-ci n’a en effet jamais manqué une occasion de conspuer la pensée conservatrice de Burke et tous ses avatars contemporains. Il s’est aussi publiquement désolidarisé des contre-sens d’admirateurs indésirables comme Rod Dreher, dont le « pari bénédictin » défigure malencontreusement une allusion, certes cryptique, des dernières lignes d’Après la vertu. MacIntyre ne fut certes pas, loin s’en faut, un soixante-huitard, mais on ne trouve pas non plus chez lui trace d’un « anti-wokisme » de croisade. Il reste jusqu’à la fin de sa vie très discret sur les sujets dits « de société » — discrétion particulièrement notable de la part d’un catholique américain d’adoption. Il place l’hospitalité en vertu cardinale des communautés que sa philosophie promeut 2, récuse sans l’ombre d’une hésitation la « vision absurde » que Thomas d’Aquin avait des capacités des femmes 3 et fait positivement référence au mouvement Black Lives Matter dans son dernier ouvrage, rédigé en écriture inclusive 4. Sa philosophie rencontre un certain écho dans les pays du Sud global et son concept central de tradition, solidaire d’une critique de la rationalité des Lumières, fait l’objet d’usages créatifs et féconds chez certains penseurs post-coloniaux.
Pour toutes ces raisons, tenter une rétrospective d’une vie de militantisme et de philosophie haute en couleurs est un exercice périlleux.
Les prémices d’une critique radicale du libéralisme
Né à Glasgow en 1929 de deux parents médecins, MacIntyre a grandi dans l’East End londonien.
Il aime à rappeler qu’il fut bercé, enfant, par les poèmes et légendes gaéliques et confronté à la contradiction de cette culture orale avec la culture anglaise bourgeoise et moderne, celle de la pression à la performance scolaire, « une culture de théories plutôt que d’histoires » 5. Adolescent, il fut stimulé par de longues discussions et des désaccords profonds avec des dominicains amis de sa famille paternelle irlandaise. Il est ainsi marqué par un premier contact avec le thomisme des Blackfriars d’Oxford, où il croisera pour la première fois un peu plus tard la route du jeune Herbert McCabe, appelé à devenir par la suite l’un de ses grands amis. Ce dominicain atypique, à la fois énergiquement marxiste et rigoureusement orthodoxe sur le plan doctrinal, prédicateur hors du commun et grand buveur de whisky, ira jusqu’à plaider pour la compatibilité de l’amour chrétien et d’un engagement dans la lutte des classes qui ne s’effraie pas de la violence politique.
À contre-courant de ses camarades de la New Left, MacIntyre se replonge dans Lénine à l’aube des années 1960 et acquiert la conviction de la nécessité d’un engagement plus déterminé dans la lutte des classes.
Ostiane Lazrak
À dix-sept ans, impressionné par la puissance critique du thomisme, MacIntyre est à la fois certain qu’il ne voudra « jamais rien avoir à faire » avec le libéralisme, et arrêté par une conscience aiguë des lourds présupposés philosophiques et théologiques de cette critique. La rencontre d’un professeur de grec à Queen Mary College, George Thomson, et d’étudiants marxistes, conduit ce fervent chrétien à entrer au parti communiste. Ce passage est de courte durée : moins d’un an. MacIntyre en sort dégoûté par l’inefficacité organisationnelle du CPGB et déjà suspicieux vis-à-vis des errements du marxisme soviétique. Son premier livre, Marxism : An Interpretation, rédigé alors qu’il a seulement vingt-trois ans, se présente comme une interprétation chrétienne du marxisme et témoigne d’un effort pour articuler un engagement chrétien et révolutionnaire.
Une étoile filante dans la New Left britannique
1956 est une année charnière pour la gauche britannique, où MacIntyre va progressivement émerger comme une figure intellectuelle marquante de la New Left.
L’écrasement de l’insurrection hongroise et le dévoilement des atrocités contenues dans le rapport Khrouchtchev conduisent à l’apparition d’une nébuleuse militante et intellectuelle, qui ne se satisfait ni du dogmatisme du parti communiste inféodé à Moscou, ni du réformisme du parti travailliste. MacIntyre apporte des contributions remarquées aux deux grandes revues de ce mouvement, The Reasoner (qui deviendra The New Reasoner) et Universities and Left Review. Ses Notes from the Moral Wilderness, en particulier, écrites en réponse à Edward Thompson, apportent une contribution majeure et durable à la tradition marxiste, qui suscite encore l’intérêt des chercheurs. Cette contribution est celle du projet d’une éthique authentiquement marxiste, qui ne se contente pas de dénoncer les crimes accomplis en URSS dans les termes de la morale libérale mais trouve dans la philosophie de Marx lui-même les ressources d’une autocritique et d’un dépassement.
À contre-courant de ses camarades de la New Left, MacIntyre se replonge dans Lénine à l’aube des années 1960 et acquiert la conviction de la nécessité d’un engagement plus déterminé dans la lutte des classes. Cela le conduit à rejoindre la principale organisation trotskyste de la Socialist Labour League, puis, à la suite de différends interpersonnels, le groupe alors minuscule de trotskystes hétérodoxes d’International Socialism. De plus en plus proche du spontanéisme de Castoriadis et de Rosa Luxembourg, MacIntyre perd en même temps confiance dans le potentiel révolutionnaire concret du prolétariat anglais. Il s’éloigne donc graduellement du militantisme tout en poursuivant une carrière prestigieuse, à Leeds, Oxford et Essex, où il continue à défendre des orientations philosophiques marxisantes.
MacIntyre montre comment l’évacuation moderne de la conception du bien charriée par la scolastique a conduit à démanteler la cohérence de la structuration de l’éthique, générant une profonde incohérence dans le langage de la morale moderne et contemporaine.
Ostiane Lazrak
Une révolution intellectuelle : la tradition, cœur battant de la rationalité scientifique et morale
La période militante de MacIntyre est définitivement derrière lui en 1968. Il est alors déjà l’auteur d’un premier best-seller, une brève et stimulante histoire de l’éthique écrite à l’école de l’historicisme de R. G. Collingwood, et aujourd’hui largement éclipsée par Après la vertu 6.
Son départ pour les États-Unis en 1970, non sans encombres à la douane en raison de son affiliation passée au CPGB, est un nouvel envol pour sa carrière, qui le conduira à Brandeis, Boston, Vanderbilt, Duke et Notre Dame.
Elle ouvre surtout une nouvelle page de sa pensée, qui prend un tournant radical dans un article de 1977 7. Lors d’un entretien non publié réalisé avec lui en 2019, MacIntyre y insiste : l’intuition centrale de sa philosophie de la maturité y est contenue dans le concept de tradition, et ce concept n’a pas substantiellement évolué par la suite. L’affirmation est déroutante chez un penseur largement considéré comme l’une des plus grandes figures de la philosophie catholique des débuts du XXIe siècle : le fait de rejoindre la tradition thomiste puis de reconnaître dans la tradition catholique la transmission vivante de la révélation n’a pas fondamentalement altéré son concept de tradition. Il semble plutôt que ce soit une intuition intellectuelle qui, en donnant toute sa mesure et en s’approfondissant, ait fait évoluer ses allégeances philosophiques et religieuses. Si l’on en croit une déclaration de MacIntyre de 2010, sa conversion au catholicisme, passé la cinquantaine, « résulta du fait qu’[il en vint] à être convaincu par le thomisme à force de tenter de détromper ses étudiants sur son authenticité » 8.
Sur cette intuition fondatrice, il faut ici passer trop rapidement, pour dire qu’elle concerne la nature historique de la justification rationnelle. Elle se découvre d’abord pour MacIntyre à l’étude de l’histoire des sciences. Le triomphe de la physique galiléenne, soutient MacIntyre en 1977, réside au moins autant dans la découverte d’une théorie dotée d’une plus grande puissance explicative que dans une nouvelle façon d’écrire l’histoire des sciences à la lumière de cette théorie, capable de rendre compte de la force et des limites de ses concurrentes historiques. MacIntyre transfère cette leçon à l’histoire de l’éthique, qu’il réécrit entièrement d’un point de vue aristotélicien en montrant la puissance du récit historique que ce point de vue permet. Il montre ainsi comment l’évacuation moderne de la conception du bien charriée par la scolastique a conduit à démanteler la cohérence de la structuration de l’éthique, générant une profonde incohérence dans le langage de la morale moderne et contemporaine. MacIntyre trouve enfin dans le thomisme la meilleure explicitation des présupposés métaphysiques qu’il découvre progressivement indispensables à cette théorie des « traditions d’enquête rationnelle ». Interpréter les traditions d’enquête en des termes seulement sociologiques et historiques ne suffit pas à rendre compte du type de rationalité qui s’y déploie, indissociable d’une prétention forte à la vérité dont le réalisme thomiste constitue la meilleure formulation. Il ne s’agit pas là d’un volte-face mais d’un approfondissement qui déplace l’enquête. MacIntyre offre ainsi une tentative originale de combiner une attention fine à la diversité des contextes, soit un historicisme de la rationalité, avec un anti-relativisme de la vérité. Il s’agit de donner à la relativité culturelle non pas le dernier, mais au moins le premier mot.
MacIntyre trouve dans le thomisme la meilleure explicitation des présupposés métaphysiques qu’il découvre progressivement indispensables à cette théorie des « traditions d’enquête rationnelle ».
Ostiane Lazrak
Une vie d’enquête
Dans Après la vertu, en des pages qui marqueront Paul Ricoeur, MacIntyre décrit les vies humaines parvenant à un certain accomplissement comme des « quêtes narratives » : des voyages dignes d’être racontés, et dont le sens ou l’orientation peut se découvrir au fil du récit.
Le sens peut s’y dévoiler, non par un effet d’illusion rétrospective ou de construction libre et arbitraire, mais à la faveur d’une découverte progressive qui s’affine, s’approfondit et se déplace. La quête est ce voyage souvent chaotique, confus et obscur, et pourtant obstinément orienté, résolument tendu vers une fin que l’on n’aperçoit qu’indistinctement et sur laquelle on se méprend en large partie.
Dans le roman de Chrétien de Troyes, la quête de Perceval est précédée par un cortège énigmatique qui lui présente pour la première fois le Graal chez le Roi pêcheur.
Il faut avoir aperçu le Graal une première fois pour savoir ce que l’on cherche, et l’on se méprend pourtant presque continuellement sur ce que précisément l’on cherche : l’investigation n’en est même sans doute que plus acharnée. Homo viator de l’université contemporaine s’il en est, MacIntyre a intitulé son principal texte autobiographique « sur le fait de ne pas savoir où l’on va » 9.
D’abord fugitivement ébloui par la puissance du thomisme alors qu’il n’était qu’adolescent, pressentant en même temps l’impossibilité d’en embrasser toute l’ampleur à ce stade, MacIntyre a traversé sept décennies de vie intellectuelle en avançant contre vents et marées vers une destination inconnue.
Elle s’est finalement révélée toute proche du point de départ.
Mais était-elle accessible sans le détour du voyage ?
Sources
- Ethics in the Conflicts of Modernity, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
- Dependent Rational Animals, Londres, Duckworth, 1999.
- « Aquinas’s Critique of Education : Against His Own Age, Against Ours », in Amelie Oksenberg-Rorty (dir.) Philosophers on Education : Historical Perspectives, Londres et New York, Routledge, 1998.
- Ethics in the Conflicts of Modernity, op. cit.
- « Nietzsche O Aristotele ? », Entretien avec Giovanna Borradori, Conversazioni Americane, Editori Laterza, 1991, traduit en anglais dans The American Philosopher : Conversations with Quine, Davidson, Putnam, Nozick, Danto, Rorty, Cavell, MacIntyre, and Kuhn, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
- A Short History of Ethics, Londres, Macmillan, 1966.
- « Epistemological Crises, Dramatic Narrative, and the Philosophy of Science », The Monist 60 (1977).
- « MacIntyre on Money », Entretien avec John Cornwell, Prospect, n°176, 20 octobre 2010.
- « On Not Knowing Where You Are Going », Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association 84:2 (2010).
- Alasdair Chalmers MacIntyre, né le 12 janvier 1929 à Glasgow (Écosse) et mort le 21 mai 2025[1] à South Bend en Indiana[2], est un philosophe britannico-américain.Il s’est rendu célèbre pour ses contributions à la philosophie morale et politique. Il est également réputé pour son travail en histoire de la philosophie et en théologie.
Biographie
Alasdair MacIntyre a étudié à l’université Queen Mary de Londres, puis à l’université de Manchester, et est ensuite enseignant-chercheur à l’université Notre-Dame-du-Lac dans l’Indiana aux États-Unis.
Alasdair MacIntyre est souvent apparu comme un intellectuel nomade : il a en effet enseigné dans de très nombreuses universités américaines, entre autres l’université de Boston et les universités Duke, Brandeis et Vanderbilt. Il a été président de la Société américaine de philosophie.