Le royaume saoudien est devenu le cimetière des rêves de milliers d’Africaines, victimes d’exploitation qui enrichit les élites des deux continents. Le New York Times lève le voile sur ce système qui traite les femmes africaines comme des marchandises
(SenePlus) – Un système cynique de trafic humain prospère entre l’Afrique de l’Est et l’Arabie saoudite, entraînant la mort de centaines de femmes parties travailler comme domestiques. Une récente enquête du New York Times révèle que ce commerce lucratif et mortel est soutenu par des personnalités influentes des deux côtés.
À l’aéroport international de Nairobi, chaque jour, des dizaines de Kényanes s’apprêtent à s’envoler vers l’Arabie saoudite. Pleines d’espoir, elles se prennent en selfie, discutant de la façon dont elles dépenseront l’argent gagné dans leur nouveau travail. Comme le rapporte le NYT, ces femmes sont attirées par une promesse alléchante : « Passez deux ans en Arabie saoudite comme femme de ménage ou nounou, et vous pourrez gagner assez pour construire une maison, éduquer vos enfants et économiser pour l’avenir. »
Mais cette promesse se heurte souvent à une réalité brutale. « Tandis que le terminal de départ bourdonne d’anticipation, la zone des arrivées est l’endroit où l’espoir rencontre la dure réalité, » écrit le quotidien américain. « Des femmes aux joues creuses reviennent, souvent écrasées par des salaires impayés, des coups, la famine et des agressions sexuelles. Certaines sont ruinées. D’autres sont dans des cercueils. »
Les chiffres sont alarmants : au moins 274 travailleurs kényans, principalement des femmes, sont morts en Arabie saoudite au cours des cinq dernières années. « Un chiffre extraordinaire pour une main-d’œuvre jeune effectuant des emplois qui, dans la plupart des pays, sont considérés comme extrêmement sûrs, » souligne le New York Times. Rien que l’année dernière, au moins 55 travailleurs kényans sont décédés, soit deux fois plus que l’année précédente.
Des autopsies douteuses et des politiciens impliqués
Les rapports d’autopsie sont souvent vagues et contradictoires. Le New York Times indique qu’ils « décrivent des femmes présentant des signes de traumatismes, y compris des brûlures et des chocs électriques, tous étiquetés comme morts naturelles. » Pour une femme, la cause du décès était simplement indiquée comme « mort cérébrale ».
L’enquête du journal américain révèle un système profondément corrompu où les personnes censées protéger ces femmes sont souvent celles qui profitent de leur exploitation. Fabian Kyule Muli, vice-président du comité du travail à l’Assemblée nationale du Kenya, est aussi propriétaire d’une agence de recrutement qui envoie des femmes en Arabie saoudite.
Une de ces femmes, Margaret Mutheu Mueni, a raconté au quotidien new-yorkais que son patron saoudien avait saisi son passeport, déclaré qu’il l’avait « achetée » et lui refusait fréquemment de la nourriture. Lorsqu’elle a appelé l’agence pour demander de l’aide, un représentant de l’entreprise lui a répondu : « Vous pouvez traverser la mer Rouge à la nage et retourner au Kenya par vous-même. »
Le mois dernier, quatre Ougandaises en uniforme de domestique ont envoyé une vidéo d’appel à l’aide à une organisation humanitaire, affirmant qu’elles étaient détenues depuis six mois en Arabie saoudite. « Nous sommes épuisées d’être retenues contre notre volonté, » a déclaré l’une des femmes. L’entreprise qui l’a envoyée à l’étranger appartient à Sedrack Nzaire, un responsable du parti au pouvoir en Ouganda, identifié dans les médias ougandais comme le frère du président Yoweri Museveni.
Un réseau d’influence des deux côtés de la mer Rouge
Au Kenya et en Ouganda, les propriétaires d’agences de recrutement comprennent des politiciens influents et leurs proches. Le président kényan William Ruto affirme vouloir envoyer jusqu’à un demi-million de travailleurs en Arabie saoudite dans les années à venir. L’un de ses principaux conseillers, Moses Kuria, a possédé une agence de recrutement, et son frère, un politicien au niveau du comté, en possède toujours une.
Le porte-parole de M. Ruto, Hussein Mohamed, a déclaré que « la migration de main-d’œuvre profitait à l’économie » et que le gouvernement prenait des mesures pour protéger les travailleurs, notamment en éliminant les sociétés de recrutement non autorisées.
En Ouganda, les propriétaires d’entreprises de recrutement incluent un haut responsable de la police récemment retraité et le général de division Leopold Kyanda, ancien attaché militaire aux États-Unis.
Côté saoudien, les agences de recrutement sont également bien connectées. « Des descendants du roi Fayçal figurent parmi les principaux actionnaires de deux des plus grandes agences, » rapporte le New York Times. Un directeur d’un conseil gouvernemental saoudien des droits de l’homme occupe le poste de vice-président d’une importante agence de recrutement, tout comme un ancien ministre de l’Intérieur, un responsable du ministère de l’Investissement et plusieurs conseillers gouvernementaux.
Des récits glaçants de violences et d’abus
Les témoignages recueillis par le New York Times dressent un tableau effroyable. Une employée de maison kényane, Eunice Achieng, a appelé chez elle en panique en 2022, disant que son patron avait menacé de la tuer et de la jeter dans un réservoir d’eau. « Elle criait ‘S’il vous plaît, venez me sauver !' » se souvient sa mère. Peu après, Mme Achieng a été retrouvée morte dans un réservoir d’eau sur un toit. Les autorités sanitaires saoudiennes ont déclaré que son corps était trop décomposé pour déterminer comment elle était morte, et la police saoudienne a qualifié son décès de « mort naturelle ».
Une jeune mère a sauté d’un toit au troisième étage pour échapper à un employeur abusif, se brisant le dos. Une autre a raconté que son patron l’avait violée puis renvoyée chez elle enceinte et sans le sou.
En Ouganda, Isiko Moses Waiswa a raconté que lorsqu’il a appris que sa femme était morte en Arabie saoudite, son employeur lui a donné le choix : son corps ou ses 2 800 dollars de salaire. « Je lui ai dit que, que vous m’envoyiez l’argent ou non, moi, je veux le corps de ma femme, » a déclaré M. Waiswa. L’autopsie saoudienne a révélé que sa femme, Aisha Meeme, était émaciée, présentait de nombreuses contusions, trois côtes cassées et ce qui semblait être de graves brûlures d’électrocution à l’oreille, à la main et aux pieds. Les autorités saoudiennes ont déclaré qu’elle était morte de causes naturelles.
Environ un demi-million de travailleurs kényans et ougandais se trouvent aujourd’hui en Arabie saoudite, selon le gouvernement saoudien. La plupart sont des femmes qui cuisinent, nettoient ou s’occupent d’enfants.
Le New York Times a interviewé plus de 90 travailleurs et membres de familles de personnes décédées, découvrant que ce système traite les femmes comme des biens ménagers — achetées, vendues et jetées. « Certains sites web d’entreprises ont un bouton ‘ajouter au panier’ à côté des photos des travailleuses. L’un d’eux fait la publicité de ‘bonnes kényanes à vendre’, » rapporte le journal.
Un porte-parole du ministère saoudien des Ressources humaines a déclaré que des mesures avaient été prises pour protéger les travailleurs. « Toute forme d’exploitation ou d’abus de travailleurs domestiques est totalement inacceptable, et les allégations de tels comportements font l’objet d’enquêtes approfondies, » a écrit le porte-parole, Mike Goldstein.
Cependant, Milton Turyasiima, commissaire adjoint au ministère ougandais du Genre, du Travail et du Développement social, a déclaré que les abus restaient omniprésents. « Nous recevons des plaintes quotidiennement, » a-t-il affirmé.
Des accords bilatéraux insuffisants
L’enquête révèle que les gouvernements kényan et ougandais ont ignoré les avertissements concernant les abus et ont signé des accords avec l’Arabie saoudite qui manquaient de protections que d’autres pays avaient exigées.
L’accord des Philippines en 2012, par exemple, garantissait un salaire minimum mensuel de 400 dollars, l’accès à des comptes bancaires et la promesse que les passeports des travailleurs ne seraient pas confisqués. Le Kenya a initialement demandé des salaires similaires, selon un rapport gouvernemental, mais lorsque l’Arabie saoudite a refusé, le pays a accepté en 2015 un accord sans aucun salaire minimum.
Le traité ne contenait guère plus qu’une promesse d’établir un comité pour surveiller les questions de travail. « La commission n’a jamais été formée, » indique un rapport gouvernemental.
Quand l’Ouganda a conclu son accord avec le gouvernement saoudien, aucune mention n’a été faite d’un salaire minimum, malgré les discussions sur les mauvais traitements infligés aux travailleurs.
En 2021, un comité du Sénat kényan a constaté des « conditions qui se détériorent » en Arabie saoudite et une « augmentation des appels de détresse de ceux qui allèguent torture et mauvais traitements. » Le comité a recommandé de suspendre les transferts de travailleurs. Pourtant, lorsque William Ruto a été élu président en 2022, la campagne pour envoyer des travailleurs à l’étranger s’est intensifiée.
« C’est un cycle d’abus que personne ne traite, » a déclaré Stephanie Marigu, une avocate kényane qui représente des travailleurs.
Maintenant, quelques fois par mois, des Kényans des zones rurales se rendent à Nairobi pour récupérer un cercueil à l’aéroport. Comme celui de Millicent Moraa Obwocha, 24 ans, dont les funérailles ont rassemblé des centaines de personnes en septembre dernier. Elle avait laissé derrière elle son mari et son jeune fils quelques mois plus tôt. Selon son mari, son employeur l’avait harcelée et agressée sexuellement. La situation était devenue si grave l’été dernier qu’elle avait demandé à son recruteur saoudien de la secourir. Quelques jours plus tard, son mari a appris qu’elle était morte. Le gouvernement kényan a attribué son décès à des « problèmes nerveux ».
À ses funérailles, le corps de Mme Obwocha reposait dans un cercueil ouvert, vêtu d’une robe et d’un voile blancs. À côté d’elle se trouvait une photo de deux mètres de haut. On la voit sourire, les doigts levés en V, devant l’aéroport, débordante d’optimisme.
Source : seneplus