Alassane Ndaw « Philosopher en Afrique, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la philosophie » Réalisé par Ramatoulaye Diagne-Mbengue

Dans Critique 2011/8 (n° 771-772) 772), pages 624 à 625 Éditions Éditions de Minuit ISSN 0011-1600 ISBN 9782707321985 DOI 10.3917/criti.771.0624

«Qui ne connait pas le Pr Alassane NDAW ?  Ce qui est original ici, c’est sa définition de la philosophie et le décentrage qu’il propose. P B CISSOKO

Le Pr Djibril Samb disait ceci de lui dans la 4 ème de couverture de son ouvrage «PENSER L’AFRIQUE NOIRE » de 2019 chez L’harmattan,

Alassane Ndaw  «Toute sa vie, Alassane Ndaw a poursuivi une seule idée, un seul objectif : établir une puissante synthèse entre tradition et modernité, entre pensée africaine et philosophie occidentale, en vue d’aboutir à la définition d’une personnalité culturelle capable, en surmontant tout déchirement, de se remembrer. Il cherchait moins une philosophie africaine qu’une forme africaine de la philosophie. Aussi bien s’était-il constamment attelé à deux activités majeures : expliciter et interpréter les traditions culturelles africaines, c’est-à-dire créer l’herméneutique africaine en la faisant. De la permanence de cette tâche, en même temps que de son actualité, témoigne cet ouvrage posthume de ce grand maître de la pensée africaine.» Djibril Samb

«  il peut être tenu pour le fondateur de l’herméneutique dans la philosophie africaine moderne. Cet ouvrage présente un ensemble de quinze textes déjà publiés ou inédits, rassemblés par Djibril Samb.»

Quand une jeune philosophe R. D. MBENGUE (52 ans) interroge un sage et doyen de la philosophie africaine le Pr A NDAW 80 ans, ça donne ça, lisez et faites en un excellent usage.

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Alassane Ndaw

«Philosopher en Afrique, cest comprendre que nul n´a le monopole de la philosophie »

Ramatoulaye Diagne-Mbengue : Quel itinéraire a fait de vous, l’un des premiers philosophes africains et le doyen de la philosophie africaine francophone ?

Alassane Ndaw : Comme la plupart des hommes de ma génération, j’ai fait l’École normale William Ponty [située à Sébikotane, au Sénégal] et me destinais à l’enseignement. Cependant, j’étais en seconde année lorsque reprirent les hostilités de la Seconde Guerre mondiale. En tant que citoyen français, je fus recruté dans l’armée. Démobilisé à la fin de la guerre, j’enseignai comme instituteur à Sébikotane pendant un an, avant de devenir, à la suite d’une circulaire d’Alioune Diop, chef adjoint au haut-commissariat, maître d’internat au lycée Van Vollenho­ven. Après le baccalauréat, je partis à Aix-en-Provence afin de suivre une formation en pédagogie, mais mon véritable souhait était d’aller à Paris où j’avais la possibilité de m’inscrire en propédeutique pour des études philosophiques. C’est ainsi que je partis assez vite à Paris pour entrer enfin dans l’univers réputé difficile de la philosophie, au grand étonne­ment de mes amis et anciens condisciples.

À mon retour à Dakar, je devins conseiller à la présidence de la République avant d’entrer à l’université de Dakar comme assistant à la faculté des lettres et sciences humaines dont je fus le doyen de 1976 à 1982. Encore une fois, mon renoncement à une carrière potentiellement politique pour une carrière universitaire suscita un grand étonnement, celui du Président Léopold Sédar Senghor cette fois-ci.

  1. D.-M. : Comment voyez-vous aujourd’hui la thèse de la Négritude senghorienne ?
  2. D. : Je n’ai jamais été contre l’idée de Négritude, mais le terme même m’a profondément gêné. L’ idée que les Noirs, en tant que Noirs, ont des caractéristiques culturelles et une histoire dans laquelle ils ont été injustement dominés, était extrêmement importante. Elle a fait prendre conscience au monde noir non seulement de cette injus­tice incommensurable, mais aussi de sa propre dignité. C’était un tremplin vers le dépassement de tous les complexes d’infériorité qu’on

lui avait inculqué depuis des siècles. Césaire et Senghor sont les for­midables artisans de cette prise de conscience. Cependant, le terme Négritude a engendré beaucoup de gêne, même s’il faut lui reconnaître le mérite d’avoir suscité un débat constructif. Cette gêne a été fortement ressentie par les Nord-Africains, les Marocains, les Algériens etc. qui se reconnaissent comme des Africains à part entière sans pour autant se reconnaître à travers le mot « nègre ». Ce qui s’est traduit par de grandes tensions lors de l’organisation du 1er Festival mondial des arts nègres. Je pense que contrairement à Senghor qui était un homme posé, Césaire s’est laissé emporter par la fougue poétique en choisis­sant le mot Négritude. Senghor s’est efforcé de donner des fondements scientifiques, historiques et objectifs à la Négritude.

  1. D.-M. : Que veut dire, pour vous, « philosopher en Afrique aujourd’hui » ?
  2. D. : Philosopher en Afrique, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la philosophie et qu’il n’y a aucun sens à parler de l’« origine de la philosophie » ou des « premiers inventeurs de la philosophie ». Avant les Grecs, avant les Égyptiens, les questions philosophiques ont toujours hanté l’homme.

Dans le contexte actuel, la connaissance de l’histoire non seulement de l’Afrique, mais celle du monde entier me paraît de plus en plus nécessaire. Philosopher, c’est se pencher sur cette histoire universelle pour mieux appréhender le monde actuel, afin d’éclairer nos actions.

Le philosophe africain doit bien mesurer la portée du fait que notre univers actuel ne peut plus se superposer à l’univers de Descartes ou de Kant. Nous avons besoin de nouveaux paradigmes à l’heure où la science elle-même fait des découvertes en contradiction avec les lois de la raison. Le mystère est plus que jamais au coeur de la recherche scientifique et renvoie, à mon sens, au mystère des mystères, Dieu. C’est pourquoi, il est nécessaire de s’ouvrir à d’autres formes de pensée que celles dans lesquelles nous installe notre tradition universitaire, comme la pensée de l’Inde, de la Chine etc.

Cette curiosité qui m’habite m’a conduit à tant lire que le temps d’écrire m’a manqué.

Entretien réalisé par

Ramatoulaye Diagne-Mbengue

Alassane Ndaw, né en 1922, figure parmi les premiers profes­seurs de philosophie de l’Afrique de l’Ouest francophone. Après avoir enseigné pendant deux ans au Dahomey, actuel Bénin, il rentre au Sénégal ; en 1962, il est nommé professeur de philosophie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar dont il deviendra le doyen de 1976 à 1982. Il a notamment publié La Pensée africaine. Recherches sur les fondements de la pensée négro-africaine (Nouvelles éditions africaines, 1983) et préfacé Hommage à l’Afrique (Éd. de La Martinière, 2006).

ENTRETIEN

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 09/01/2024 sur www.cairn.info par Babacar Mbengue (IP: 154.125.50.128)© Éditions

 

Bibliographie

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« Liminaire », Revue sénégalaise de philosophie, 1982, n°1.

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« Merleau Ponty audelà de la phénoménologie », Ethiopiques, n°22, 1980.

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“Itinéraire philosophique”, Philosophes critiques d’eux-mêmes, Bern, Frankfurt am Main, New York, 1985, p. 235-253.

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« De l’école William Ponty à l’université de Dakar », Goutalier R. (dir), Mémoires de la colonisation : relations colonisateurs-colonisés, Paris, L’Harmattan, 1995.

« Philosopher en Afrique, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la philosophie », Entretien réalisé par Ramatoulaye DiagneMbengue, Philosopher en Afrique, Revue critique, n°771-772, Aoutseptembre 2011.