BOUCOUNTA NDIAYE, LA PUDEUR DU VERBE ET DE LA VERVE

Mame Bou ne doit pas être la victime collatérale d’un débat dévoyé. Une œuvre d’art est éternelle, comme l’est devenue la médiocrité et l’impertinence par la disgrâce des réseaux sociaux

El Hadji Boucounta Ndiaye n’avait pas que son fidèle Xalam accroché à l’épaule. Toute sa vie durant, il a aussi  porté en bandoulière ce qu’il y a de meilleur dans notre culture : une  Histoire non-écrite, singulière et plurielle à la fois, un lyrisme inégalé à travers une rigueur intellectuelle, une intelligence sociale, une sensibilité, une pudeur et une discrétion artistique reconnues de ses pairs.

Nous ne laisserons jamais cet éminent ambassadeur de notre culture courber le dos. Ce dos qui porte inlassablement l’histoire de notre peuple et a porté notre culture orale sur toutes les scènes du monde, de Paris à Oslo, en passant par New York. Ce dos ne se courbera pas sous le poids-plume d’un profane simulacre de bashing, initié par un groupuscule d’illuminés, de fanatiques allergiques au débat intelligible et à la critique, même constructive.

L’art n’est pas à la portée de tous les esprits. Il est une discipline et une passion réservée à une élite initiée dotée d’une sensibilité particulièrement fine et d’une forme d’intelligence artistique apte à décoder les messages que véhicule l’âme d’une œuvre.

Là où le simple d’esprit, l’ignorant ou l’inculte, autrement dit, le profane, s’indigne, dénonce, s’extasie, s’excite ou fantasme devant un tableau de nu artistique représentant une muse, ou face à une œuvre lyrique empreinte d’érotisme, l’initié, le sachant, de son âme et de son esprit pur dénué de perversion primaire et transcendant le premier et même le second degré voit le génie d’un artiste au firmament de son talent, réussir la belle représentation d’une chose, fusse t-elle moins belle dans sa réalité .

L’art ? C’est du sérieux !

L’art n’est pas l’affaire des « petits d’esprits », c’est une discipline quasi divin. La musique est sûrement l’art majeur par excellence. Parmi les sept formes d’art répertoriées, la peinture, la sculpture, la littérature, l’architecture, le théâtre, le cinéma et la musique , seules la musique et la littérature étaient considérées, dès le départ comme de l’art.

En effet, les arts visuels tels que la peinture et la sculpture, étaient considérées alors comme de l’artisanat. Les œuvres n’étant pas signées et les auteurs n’étant pas considérés comme des érudits, des génies, ou des célébrités mais juste comme des artisans, des « manuels ».

L’art africain a sûrement suivi la même trajectoire et son évolution a accompagné la hiérarchisation de la société et l’avènement des castes. Aussi, le laobé, sculpteur d’exception, le bijoutier ou le cordonnier étaient-Ils considérés plus comme des artisans que des artistes.

Les gawlo ou les griots ont toujours été des artistes reconnus. Ils étaient précepteurs dans les cours des rois qu’ils égayaient de leurs talents de conteurs, d’historiens, de chanteurs et d’instrumentistes. Toute cérémonie était et reste une occasion pour  ces gardiens de la tradition, d’offrir leurs talents d’artistes émérites: Des chansons qui galvanisent sur les champs de batailles, qui encouragent dans la vie de tous les jours, des chansons somnifères comme les berceuses à celles aux relents erotiques pour stimuler la libido, parfaitement achalandées, entraînantes et envoûteuses, en utilisant intelligemment des mots pudiques dont la compréhension était réservée aux seuls  initiés. C’est l’écosystème artistique de Mame BOU, le génie de Thilmakha Mbakhol.

Boucounta, un homme de talent,  un homme deux talents

Si la nature est la plus grande source d’inspiration des artistes, c’est parce que le créateur est surement le plus grand artiste. En effet, l’art est quasiment d’origine divine.

La beauté des diamants de Gould, ces oiseaux colorés et agiles capables d’un vol stationnaire au dessus d’une fine fleur pour flirter avec boutons, pétales et calices. Le spectacle captivant d’un soleil las de sa tournée quotidienne, rasant les toits des cases en y étalant sa traînée d’ombre crépusculaire mais illuminant l’horizon de mille éclats et couleurs.Tout est art dans la nature.

L’artiste essaie d’imiter l’inimitable talent du créateur. Et à force d’essayer, arrive à recevoir don d’une infinitésimale partie de cet faculté divine à produire du beau et à susciter  des sensations , des émotions et des sentiments.

Quand Maurice Florina arrive à décrire le désespoir d’une biche, cherchant son jeune paon délicieux disparu, dans la forêt de ses aïeux, quand l’amante s’abandonne à en somnoler sur l’épaule chaude, parfumée et accueillante de son aguicheur, aux notes baladeuse et pleines de langueur  de « demb weesna » de Youssou Ndour,…

Quand le petit d’esprit ne retient qu’un simple et vulgaire acte sexuel, l’initié voit l’acte de création, de procréation. Et seul le roi des profanes peut trouver vulgaire, l’acte qui est à l’origine de sa propre conception.

L’art de Boucounta est générosité et discrétion

C’est le talent en filigrane, qui s’efface par générosité pour valoriser l’art de l’autre, de ses pairs : Samba Diabaré Samb, Mbaye Ndiaye Samb, Amadou Ndiaye Samb, El Hadji Mansour Mbaye, l’orfèvre de la parole. Convaincu que le fait de valoriser le talent de l’autre n’enlevait pas son talent propre . Bien au contraire.

Le talent discret comme son instrument qui préfère l’intimité de son grand boubou à la lumière de la gloire.

Mame Boucounta, le tailleur des mots

C’est un jour de 1952 que ce natif de Thilmakha Mbaakhol a eu le coup de foudre en entendant les notes chantonnantes d’un instrument à corde, généreusement offert sur les genoux de son virtuose de grand père Amadou Dieye Samb, qui lui chatouillait le ventre de ses doigts experts. Le Xalam, qu’il mettra cinq bonnes années à apprivoiser pour en faire un ami et compagnon pour la vie.

Son départ pour Dakar la capitale, ne fit qu’accélérer son destin. Son destin de tailleur. Car dès son arrivée, il s’est mis à l’apprentissage de la confection de vêtements. Mais s’il était écrit qu’il serait bien tailleur, son destin n’était pas tailleur de boubous,  mais tailleur des mots. Car bien plus tard, il découpera les mots, les assemblera pour en faire un manteau de pudeur pour habiller d’autres mots et les maux de la vie, empreints d’effronterie, d’indécence et de désinvolture.

Quand Boucounta déclame avec sa mine nonchalante, presque désintéressée, timide et pudique, La parole devient musique et ludique. Elle coule de source. Sa voix avait déjà fait de lui un grand artiste, mais Mame Bou, dans sa rigueur et sa recherche de perfection a décidé de rajouter cinq cordes à son…Art.

Quand Boucounta gratte du Xalam ou plutôt caresse ses cordes raides, tendues sur une peau de chèvre, il en extrait des sons langoureux à nuls autres pareils. Il n’a rien a envier à Jimy Hendrix ou Éric Clapton, pour avoir inspiré Jimmy Mbaye et Habib Faye qui ont rivalisé avec ces icônes de l’instrument à cordes.

C’est à se demander, laquelle de ses virtuosités surclasse l’autre, chez Mame BOU. Mais justement, c’est en ce moment précis que ce génie réussit le mariage parfait et équilibré du son et de la voix . C’est ainsi que l’art de Mame Bou entre dans les cœurs et imprime les âmes jusqu’à l’inconscient, pour s’y fondre éternellement.

Que l’impertinence politique nous garde du manque d’estime de sa culture qui entraîne un manque d’estime de soi. Et si on souhaite faire don de soi, on doit cultiver pour offrir, le meilleur de soi.

Mame Bou ne doit pas être la victime collatérale d’un débat dévoyé.

Pourquoi Pierre Perret * devrait-il être un génie respecté dans son pays et Mame Bou un pervers qui ne fait que raconter avec la beauté et sa pudeur, la pudeur de l’art oratoire,  un simple acte de nature ? De surcroît l’acte naturel premier par excellence ?

L’art de Boucounta est thérapie

Ndaga est comme qui dirait un « musicament » (excusez du néologisme). L’art soigne le mal être et l’art de Boucounta ne déroge pas au principe. Il est un remède qui n’a rien de vulgaire. Ndaga est une ode à l’acte d’amour en tant que acte de communion et de fusion des corps et des cœurs. Chanson thérapeutique, instrument de la musicothérapie, comme pour les ndeups, les chansons lyriques érotiques aident à débrider la libido frustrée, dans l’intimité des couples qui recherchent, sans trouver, le chemin des plaisirs suaves. Dans l’art de Boucounta rien n’est explicite et tout est pudeur . « Ndaga » est un mot que son illustre géniteur a voulu revêtir d’un voile de pudeur. Il porte en lui toute sa volonté  de déclamer sans choquer, de séduire sans forcer, de suggérer sans imposer.

Ndaga est chantre de la liberté, pas du libertinage. Il titille et réveille le désir qui somnole dans l’intimité des couples licites ou non d’ailleurs, car l’art ne discrimine pas, l’artiste n’étant pas un juge, encore  moins celui de la moralité.

Ndaga est une belle musique de chambre, pour une veillée nuptiale ou un instant erotique. Qui n’est pas issu d’un instant érotique ? Que l’homme ou la femme,  normalement constitués, à qui Ndaga n’a pas empêché de dormir, lui jette la première pierre.

Ndaga est un discours, une posture politique et démocratique

Ndaga est chantre de la  démocratie et de la liberté accessible à tous. Parce que c’est l’égalité absolue dans laquelle tout le monde trouve midi à sa porte. Du Bour Sine Coumba Ndoffene que célèbrent les « junjung »  jusqu’au petit esclave de naissance, en passant par marabouts et mêmes  prophètes. En passant par les poètes eux mêmes, dont Senghor le poète-président, qui découvrit la femme nue et noire, l’amante , au cœur de l’été et de midi . Il y a une égalité un accès et une liberté pour  tous.

Mame Bou ne peut être vulgaire là où Senghor ne l’est pas. Mais la langue de Molière est moins accessible au profane, qui préfère faire profil bas.

Ndaga incarne la liberté d’expression inaliénable de l’artiste au faîte de sa discipline. La liberté d’expression et la liberté tout court.

L’ignorant ne tuera et n’enterrera pas l’artiste, plus fort, plus  grand que lui. Il pourra en fantasmer cependant, car le fantasme même malsain est malheureusement gratuit.

C’est du destin même de l’œuvre artistique que de s’offrir à l’adoration ou à la vindicte du public. A peine née qu’elle est sevrée et ne s’appartient plus. Comme il est également, de l’essence même d’un artiste d’être imperméable à la critique gratuite ou inexperte du profane qui s’ignore, mais d’être attentif à la critique qui construit.

Car l’artiste continuera a chanter la beauté tout court et la beauté des passions. La passion des êtres qui s’aiment, les passions perverses qui poussent l’homme insusceptible de retenu, dans les bras de la nuit, de l’infidélité et des  péripatéticiennes aux voix rauques de contralto. Car le poète au sommet de son art, qui a chanté L’envoûtant et sulfureux ndaga, a aussi, sous des cieux éloignés, de son divin talent, chanté les petites femmes de Pigalle, Ces péripatéticiennes majeures et vaccinées. Il chantera, peut être un jour, les rêves compromis d’une jeune masseuse-thérapeute et corrompue.

L’érotisme n’est pas un cadre spécifique ou périphérique de l’art et n’est pas, non plus, l’expression d’un art vil. C’est l’art lyrique, qui exprime toute la sensibilité de son auteur et qui, dans la cas d’espèce promeut l’émulation de la splendeur du corps humain. Elle est   une voix et une voie d’expression de l’érotisme libre et sain.

Ndaga ne rejoindra jamais les rayons du musée de l’art interdit de Barcelone. Il continuera à inspirer les générations d’artistes. De pape Diouf a Samba Peuzzi, jusqu’à l’exceptionnel Seigneur de la chanson Hal puulaar Baba Maal, en passant par le jeune et talentueux pape Bilal … la vie de l’œuvre continue. Une œuvre d’art est éternelle, comme l’est devenue la médiocrité et l’impertinence par la disgrâce des réseaux.

Que le bon Dieu pardonne les dérives de ses créatures, mais qu’il récompense l’œuvre de ceux à qui il a délégué le don de savoir rendre agréable cette terre, cette vie parfois triste, de la bassesse des hommes.

Aux enfants et petits enfants de l’artiste, je dédie ce texte en ces moments de questionnement où l’insulte est devenu le 8eme art .. l’art de l’impertinence politique.

soyez fiers de cet homme deux fois artiste.

Pierre Perret a chanté « vous saurez tout sur le zizi ».