Différence et indifférence : l’Afrique et la passivité des intellectuels

« Cet article vise certains intellectuels. Il vise juste mais il oublie de dire qu’il y en a qui bougent mais qui ne sont pas écoutés . Il y en a quand ils ouvrent la bouche ou prennent la plume ils sont enfermés. Je pense à notre ami Adama GAYE qui suit notre avenir en avançant mais on connait le sort qui lui est réservé au Sénégal et certaines voix sont très silencieuses. Quelle Afrique?  Quelle complexité ?  P B CISSOKO 

À en croire certains nostalgiques, l’Afrique noire serait une « passion française ». Pourtant, son devenir intéresse aussi peu les Français – comme, d’ailleurs, les habitants des autres continents – que ceux qu’il est convenu de nommer les « intellectuels ».

Plus grave : alors que la France a perpétré en Afrique les pires crimes de son histoire, alors qu’elle continue d’y tenir un rôle souvent ignoble, les intellectuels demeurent passifs. En règle générale, ils n’ont même pas conscience de l’étendue du scandale.

Pourquoi une telle indifférence de nos élites supposées ? Quelques pistes de réflexion. Une image négative

Physique ou culturel, l’éloignement ne facilite pas les prises de conscience. Cela vaut pour tous les pays. L’opinion s’émeut moins malaisément devant les atrocités commises en Bosnie que lorsqu’elles le sont au Timor oriental ou au Congo. Qu’une marée noire vienne souiller nos belles côtes, voilà que politiciens et médias se mobilisent contre Total, dénoncé comme « partenaire officiel de tout ce qui tache, qui colle et qui pue », tandis que, dans le même temps, on passe sous silence le partenariat de la même compagnie avec la junte birmane, autrement plus criminel, ou les intrigues sulfureuses d’Elf et de Bolloré au sud du Sahara.

Toutefois, la distance ne suffit pas à rendre compte de l’évident manque de curiosité dès lors que sont évoqués des sujets relatifs à l’Afrique. L’Amérique du Sud ou l’Asie obtiennent un peu plus de succès. Une anecdote personnelle. Voilà presque vingt ans, après quinze mois passés au Rwanda, à mon retour je ne parlais pas spontanément de cette expérience, pour diverses raisons. Si mes amis les plus proches respectaient mon silence, mes autres connaissances n’avaient aucune raison d’en faire autant.

La seule question que quelqu’un – un normalien – me posa fut : « Alors, les négresses ? » À ce qu’il semble, l’Afrique reste d’abord une terre de fantasmes, d’altérité succulente dont se nourrit l’exotisme, cette dégustation d’autres humanités. Ainsi s’explique le succès colossal de l’exposition coloniale de 1931 (plus de trente millions de billets d’entrée vendus). Mais c’était au bon temps de l’Empire.

Aujourd’hui, quand le continent noir apparaît sur les écrans ou dans les journaux, c’est presque toujours à l’occasion d’un événement négatif. Encore une « guerre tribale ». Encore un dictateur corrompu remplacé par un autre dictateur corrompu. Encore une famine ou quelque autre calamité « naturelle ». L’Afrique noire semble toujours mal partie, promise à d’éternels malheurs. Et cela par sa faute, suggèrent les médias qui parlent de la corruption et de l’incapacité des élites africaines plus souvent que du poids de la dette et des plans d’ajustement structurel. Depuis leur médiatisation pendant la guerre du Biafra, les ventres gonflés des enfants affamés, aussi télégéniques soient-ils, ont fini par lasser la ménagère de moins de cinquante ans et les autres, à supposer qu’ils se soient un jour sentis concernés. « L’Afrique, c’est trop triste », m’a dit une productrice de radio pour s’excuser du peu d’émissions qu’elle pouvait lui consacrer.

Triste, l’Afrique ? Parce que l’on ne nous en montre jamais les contrées heureuses, parce que l’on ne nous raconte jamais la prodigieuse capacité d’adaptation de ses habitants. Elle demeure au cœur des ténèbres, celles de notre ignorance. Absente de notre enseignement, l’Afrique au sud du Sahara est toujours présentée comme le continent sans. Sans monuments, sans écriture, donc sans histoire. Sans innovations scientifiques, sans industries de pointe, sans nations, sans démocratie… Mais avec des guerres tribales, des cannibales, des animaux photogéniques et des femmes faciles pour touristes ou militaires ennuyés.

Arrêtons là ces clichés. Ils ne perdurent que trop, un fait d’autant plus étonnant que plusieurs centaines de milliers de coopérants français ont travaillé en Afrique depuis les indépendances. On aurait pu espérer qu’ils répandraient d’autres images des pays dans lesquels ils ont vécu. Il est vrai qu’ils se montraient souvent plus préoccupés par leurs parties de tennis, de chasse ou de plaisir, et moins soucieux du sort des populations locales que d’accumuler en métropole l’argent nécessaire à l’achat de leur maison évolutive à jardin privatif, avec piscine. On objecte parfois que c’est aux Africains qu’il revient de modifier l’image de leurs pays, et de dénoncer la politique qu’y mènent la France et d’autres États.

Des opposants luttent avec un grand courage, mais ils n’ont tout simplement pas les moyens de se faire entendre chez nous au-delà de cercles très restreints. Comment ose-t-on le leur reprocher ? Les seuls hommes politiques qui possèdent une puissance suffisante pour faire connaître leur point de vue appartiennent aux mafias bénéficiant du système néo-colonial ou post-colonial, celles qui donnent une idée si dévastatrice de « l’État sauvage ». Même dans le domaine artistique, où les talents abondent, il s’avère très difficile de trouver des financements. De là, par exemple, des films africains trop rares, et mal distribués, à la différence des films européens qui prennent l’Afrique pour toile de fond plus ou moins coloniale, de La ferme africaine à La Légion saute sur Kolwezi en passant par quelque gainsbarrerie.

La faillite des intellectuels spécifiques

Que l’opinion soit si mal informée sur l’Afrique, et plus précisément sur la politique qu’y mènent certaines puissances, reflète la grande misère intellectuelle des intellectuels. Ne parlons pas des guignols qui s’affublent des oripeaux d’un Malraux sans en avoir le talent ni, surtout, le courage. Limitons-nous aux intellectuels spécifiques, ceux dont le métier est d’étudier un ou des pays d’Afrique. On les nomme « africanistes », une appellation tribale qu’en ce qui me concerne j’ai toujours récusée, non seulement pour avoir travaillé sur d’autres thèmes que le Rwanda, mais parce que l’on a rarement l’idée d’appeler un spécialiste de l’Allemagne un « européaniste ». Parler de l’Afrique d’une manière globale pose d’ailleurs toujours problème, à cause de la grande diversité des pays concernés. Les points communs entre l’Éthiopie et l’Afrique du Sud, l’Ouganda ou le Sénégal ne paraissent pas évidents.

La moindre des choses que l’on soit en droit d’attendre d’un intellectuel est qu’il exerce correctement son métier : qu’il construise son objet et l’analyse, mette des problèmes en évidence, tente d’apporter des éléments de réponse aux questions soulevées, diffuse les résultats de son travail. On ne peut que le constater, à cet égard les « africanistes » ne brillent guère, y compris les chercheurs et enseignants du supérieur. On observe parmi eux les ravages de la médiocratie universitaire française, due en particulier à l’académisme, à un savoir trop parcellaire, aux pratiques de parrainage et à l’énergie que beaucoup dépensent pour empêcher des éléments brillants d’empiéter sur « leur terrain ».

À cela se joignent en général une incroyable naïveté politique et, dans le cas de l’action de la France en Afrique, la méconnaissance de la chose militaire, notamment de la culture propre à certains corps, telle l’infanterie coloniale, sans parler de la D.G.S.E. et de ses concurrents (D.S.T., Direction du Renseignement militaire, officines privées). Et que dire de l’esprit critique, si peu répandu ? Ce ne sont pas des choses que l’on enseigne à l’université, dans les khâgnes ou à Sciences Po. Au mieux, on y apprend parfois à apprendre, pas à se déprendre.

La faillite de notre système de formation est profonde, ainsi que le montre l’exemple de nos diplomates : négociateurs réputés, en revanche, très souvent, ils ne savent pas où se renseigner sur un pays autrement qu’en consultant le médiocre Ramsès (rapport annuel de l’Institut français des Relations internationales), et les discours géopolitiques les plus simplistes leur tiennent lieu de pensée.

Facteur aggravant, une recherche approfondie en Afrique coûte cher. Seules façons d’y travailler : devenir journaliste spécialisé ; entrer à l’I.R.D. (Institut de Recherche en Développement, ex-O.R.S.T.O.M.), organisme disposant des moyens nécessaires, mais longtemps resté marqué par son manque d’indépendance à l’égard de l’État néocolonial, et qui n’échappe pas à la médiocratie ; ou bien, afin de pouvoir vivre quelque temps dans les pays étudiés, être assez pistonné ou chanceux pour se faire recruter par la Coopération ou les Affaires étrangères ; ou encore accepter les contraintes et l’inconfort plus ou moins grand d’un travail au sein d’une organisation non gouvernementale. Dans tous les cas, les effets des jeux de pouvoir sur la place que l’on occupe, parmi lesquels l’auto-censure n’est pas le moindre, limitent le caractère critique des publications ou des réactions devant la politique africaine de la France. Les dérives de journalistes trop liés aux milieux politiques, diplomatiques et militaires, ou la satisfaction qu’exprima MSF après la publication du rapport lénifiant de la mission parlementaire d’« information » sur le génocide rwandais, en constituent des exemples.

Médiocratie, jeux de pouvoir en général, et désintérêt du public envers le sud du Sahara se conjuguent pour dissuader les futurs journalistes, chercheurs ou diplomates de s’engager dans une voie si peu gratifiante. Socialement, l’Afrique ne paie pas. M’entendant dire que je voulais y travailler, le directeur de la rue d’Ulm me regarda comme un martien : « Mais qu’allez-vous donc faire dans ces pays-là ? » De fait, les ambitieux y ont un avenir limité. Aussi les meilleurs éléments se consacrent-ils à des horizons peu exotiques, voire franco-français. Qui, dans le public cultivé, peut citer le nom d’un « africaniste », ou simplement de quelqu’un qui parle de l’Afrique ? René Dumont, dont les positions n’étaient au demeurant pas toujours inattaquables, n’a pas eu de successeur, Georges Balandier non plus. Le nombrilisme des médias et de la Lumpen-intelligentsia parisienne fait le reste. Or, sans figure de proue, défendre une cause s’avère difficile.

Cet échec global des intellectuels spécifiques ne rend que plus exemplaire à mes yeux l’itinéraire de François-Xavier Verschave, même s’il m’arrive d’être en désaccord avec lui, car sa boné et sa confiance dans l’espèce humaine lui ont inspiré un manque de méfiance envers d’anciens opposants fraîchement installés au pouvoir. Quoi qu’il en soit, président de l’association Survie, auteur de La Françafrique (Stock, 1998) et de Noir silence (éd. des Arènes, 2000), ce citoyen ordinaire a découvert par lui-même « le plus long scandale de la République », la politique africaine de la France, et il s’emploie à le faire connaître. Cela lui vaut d’être décrié par des universitaires et des journalistes qui lui reprochent de voir des complots partout. Ils ignorent ou font semblant d’ignorer que, malgré leurs transformations, des réseaux françafricains subsistent, et qu’existent stratégies et logiques structurelles de pouvoir. Souvent jaloux de sa notoriété grandissante, peut-être aussi sont-ils mortifiés de n’avoir pas été capables d’accomplir une tâche qui leur incombait : mettre le savoir au service de l’esprit critique de chacun, et pas seulement des pouvoirs en place.

Une culture du déni

Malheureusement, le discours qui domine dans les médias reste ronronnant. Les critiques de la politique française y sont mesurées, ou elles rencontrent peu d’écho. Au contraire, la nostalgie de l’époque coloniale semble se développer, comme l’indique un frémissement éditorial, avec des livres tels que Ébène. Aventures africaines, de Ryszard Kapuscinski, ou Les Fous d’Afrique : histoire d’une passion française, de Jean de la Guérivière. Le premier, qui tombe pourtant des mains, a même été désigné livre de l’année 2000 par le journal Lire. Le second, écrit par un ancien journaliste du Monde, a ému Stephen Smith, du même journal – une pratique de renvoi d’ascenseur bien française –, qui ose dire à propos de ce « livre baignant dans la chaude lumière de la chute du jour », consacré à « une époque faite d’ombres et de rutilances » [1] : « À moins d’abuser du fatalisme africain, il faut convenir que le colonialisme fut, aussi, une servitude volontaire. » Merci, bwana, toi bon blanc !

Qu’un spécialiste de l’Afrique puisse encore proférer pareille insanité sans que la rédaction lui conseille de prendre une douche froide, surtout dans un journal qui a déjà tant à se faire pardonner sur ce sujet, révèle l’étendue de la culture du déni. Faut-il lui expliquer la différence entre une sagaie et une mitrailleuse ? Oublie-t-il à quel point la période de la conquête fut sanglante, comme celles de l’exploitation, de la reprise en mains après 1945 et du processus menant aux indépendances ? Ignore-t-il les dizaines de milliers de Malgaches torturés et massacrés en 1947-1948 ? les centaines de milliers de Bassa et de Bamiléké camerounais méthodiquement exterminés au tournant des années cinquante et soixante ?

Pourtant, ces événements, aujourd’hui occultés, n’ont pas été complètement inconnus en leur temps. Des journalistes ont fait leur travail, et l’on peut s’informer. La culture du secret d’État, très forte en France, n’explique pas l’ignorance quasi générale des crimes commis en Afrique noire pendant et après la colonisation. Il existe une mémoire de la guerre d’Algérie, sans doute du fait que le contingent y participa. Il n’y a pas de mémoire de nos exactions en Afrique noire. Mitterrand est à présent mis en cause pour sa complicité plus ou moins active dans la pratique de la torture en Algérie – comme si on l’ignorait ! –, mais les médias ne parlent pas de son soutien indéfectible au régime qui commit le génocide rwandais. La fonction de la mission d’« information » parlementaire a précisément été d’éviter que les questions les plus gênantes soient abordées, alors que si le travail critique avait été accompli après les massacres coloniaux, la France ne se serait sans doute pas rendue complice du génocide de 1994. Ce n’est pas tant la loi du silence que la culture du déni et l’habitude de l’indifférence qui sont en cause. Les Français, à commencer par leurs représentants et par les intellectuels, dont c’est le métier, ne veulent pas savoir, ne demandent pas de comptes, ne se sentent pas concernés. Le « pré carré » de l’Élysée, avec sa cellule africaine, est accepté à gauche comme à droite, alors que rien ne le fonde en droit, et que le Rwanda sous Mitterrand puis le Congo-Brazzaville sous Chirac ont montré où menait l’absence de contrôle. Bien que l’écologie se réduise souvent à la défense du cadre de vie de petits-bourgeois repus, seuls quelques Verts se montrent critiques. Cela leur est assurément moins difficile, car ils n’ont pas profité des valises de billets de la Françafrique ou d’autres puissances, à la différence des partis plus anciens.

Pourquoi persiste-t-on à fermer les yeux ? La longue crise économique, puis la prétendue mort des idéologies – c’est-à-dire le triomphe de l’une d’entre elles – ont certes entraîné un repli néfaste au militantisme. Le slogan chiraquien, « la Corrèze plutôt que le Zambèze », n’a jamais autant été d’actualité. Le tiers-mondisme a disparu avant même le bloc communiste. Encore ses tenants s’intéressaient-ils plus souvent à une vision globale ou à des régimes politiquement très marqués et jugés exemplaires.

Si l’Afrique avait eu son Fidel Castro, sa révolution culturelle ou ses Khmers rouges, nul doute que des intellectuels se seraient enthousiasmés pour eux, comme autrefois Le Monde saluant l’entrée des troupes de Pol Pot à Phnom Penh, ou Jean Lacouture et tant d’autres refusant de voir leurs crimes. Mais on ne peut décidément pas compter sur la rigueur politique « des noirs » : le marxisme à la sauce africaine en a désarçonné plus d’un, à commencer par le Che lors de son expérience congolaise. Il y eut la Tanzanie, qui fut la Mecque de jeunes tiers-mondistes, et son président Nyerere le prophète socialiste humaniste – j’ai moi-même brièvement partagé cette illusion, avant de comprendre les errements tragiques du programme ujamaa  [2] –, mais l’engouement resta limité, et passager.

Au contraire, l’anti-américanisme primaire subsiste des deux côtés de l’éventail politique. Plus encore qu’un nationalisme qui n’est pas non plus l’apanage de la droite, et qui disqualifie les quelques critiques, jugées anti-françaises, il permet toujours d’excuser nos complicités dans des abominations, au nom de la Realpolitik et de la francophonie. Récemment, un historien, professeur d’université, catholique et membre du Parti socialiste, m’a expliqué sans ciller que la politique française au Rwanda ne le dérangeait pas, puisque les Américains soutenaient les Tutsi. Maudits « Anglo-Saxons », vous avez permis de justifier tant de crimes !

Un racisme rampant

Plus profondément, il me semble que l’on ne parvient pas à admettre les civilisations africaines avec leurs différences, trop profondes. Cela débouche sur la plus totale incompréhension et sur l’impossibilité d’une identification. De plus, l’Afrique est encore un continent de ruraux. Or, les intellectuels ont toujours peiné à comprendre les paysans, dont l’inertie leur paraît signe d’abrutissement, alors qu’elle constitue souvent la stratégie de résistance la plus efficace et la moins coûteuse en vies. On répugne à se mettre dans le même sac que ces gens qui forment une classe « comme des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre », selon Marx. On ne s’approprie donc pas leurs causes. Pas de bonnes luttes ouvrières à se mettre sous la dent, même pas de combats bien identifiés contre des latifundia à la sud-américaine – pourtant, les spoliations ne manquent pas.

Et Pascal Bruckner, dans Le sanglot de l’homme blanc, ne nous a-t-il pas convaincus que l’anticolonialisme n’avait plus de sens ? Indépendants depuis quarante ans, « les noirs » n’ont qu’à résoudre leurs problèmes. Contentons-nous d’engranger les bénéfices, sans plus laisser de contrepartie minimale : le nombre de nos coopérants a fondu, et nos ventes d’armes rapportent davantage que ne coûte l’« aide au développement ». Comme en apparence rien ne change sur ce continent maudit, on ne se mobilise pas en sa faveur. Les problèmes africains ne se réduisent-ils pas à la corruption et aux ancestrales guerres ethniques ? Nous refusons d’admettre notre part de responsabilité dans les deux cas, en particulier de comprendre que les prétendues « guerres tribales » découlent directement de la « politique des races », menée sous la colonisation dans le dessein de diviser pour mieux régner, qui a engendré l’actuelle instrumentalisation des différences ethniques, et leur création là où elles n’existaient pas, comme au Rwanda et au Burundi.

Je n’aurai pas la cruauté d’énumérer les bêtises abyssales des intellectuels de gauche à propos de l’Afrique, mais j’ai le sentiment que le racisme rampant a de beaux jours devant lui, si nous continuons à nous taire quand il s’exprime. Exemples : cette spécialiste de la mémoire de la Shoah disant en public que le génocide rwandais la laissait indifférente, ou cette autre chercheuse du C.N.R.S. m’expliquant que les massacres étaient plus fréquents et moins traumatisants en Afrique à cause d’un rapport différent à la mort. L’ignorance n’excuse pas la bêtise. La négation de l’autre, fondement du colonialisme, persiste chez les bien-pensants, qui n’ont même pas l’honnêteté de l’assumer.

L’imaginaire concernant « les noirs », descendance de Cham condamnée par Noé à l’esclavage, stigmatisés par une couleur symbole d’impureté et de diablerie, demeure imprégné de l’exégèse biblique et des pratiques esclavagistes puis coloniales, une vision négative que partagent les trois religions du Livre. Le racisme anti-noirs est le plus ancré en nous. La part « positive » qu’il y a dans toute ambivalence raciste montre aussi qu’il est le plus dévalorisant : aux Orientaux on reconnaît du moins intelligence et ruse, tandis que « les noirs » ne sont que de grands enfants, bêtes de sexe au rythme dans la peau ou coureurs si véloces. Comment s’identifier à ces gens, dont mes cours de philosophie de terminale m’apprirent la mentalité « pré-logique » [3] il n’y a pas si longtemps ?

J’exagère ? Malheureusement, non.

La continuité entre racisme et indifférence n’est que trop frappante. Certes, des « indigénophiles », abolitionnistes puis anti-colonialistes, ont précédé les tiers-mondistes. Mais les écrits des philosophes des Lumières relatifs aux Africains sont accablants en général, sans parler de la participation financière de certains d’entre eux à des entreprises esclavagistes. Aujourd’hui, même quand les intentions sont généreuses, le racisme affleure, explicitement ou sous les formes du paternalisme ou de la condescendance amusée. Parlez d’« intellectuels africains », et regardez le sourire de votre interlocuteur. Tout comme l’abbé Grégoire voulait « régénérer » les Africains, tout comme colonisateurs et missionnaires le plus souvent pleins de bonnes intentions vinrent au nom de la « mission civilisatrice » prendre en charge le « fardeau de l’homme blanc », nos coopérants puis nos humanitaires sont venus apporter une aide sans, en général, s’interroger sur la perversité du système dont ils faisaient partie, et qui se laisse si facilement instrumentaliser par les politiques, en Afrique comme chez nous. D’un côté, nos gouvernements subventionnent quelques médecins dévoués, de l’autre ils proclament ne pas pouvoir « accueillir toute la misère du monde » et occultent notre participation à un régime prédateur qui produit cette misère. Cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire, mais qu’il ne faut pas faire n’importe quoi, et surtout pas décider à la place des Africains, que l’on devrait commencer par écouter.

Du moins l’exotisme, qui les voit comme primitifs, sauvages ou simplement autres, respecte-t-il parfois leur différence. À l’opposé, aussi généreuses soient-elles, les idéologies universalistes fondées sur l’idée de progrès voudraient les rendre identiques à nous, et, constatant qu’ils ne le sont pas et ne veulent pas le devenir, les rejettent dans l’altérité radicale des arriérés réfractaires à toute évolution. Le pluralisme culturel se trouve ainsi nié, comme dans la notion de pays sous-développés, qui suppose un modèle unique, le nôtre. De là le mépris de nombreux intellectuels. Tout en constatant des différences culturelles, parlant du pays rwandais en sirotant de la bière de bananes, ou parlant du pays angevin en sirotant un Côteaux-du-Layon, je n’ai pour ma part jamais éprouvé de différence fondamentale quand je discutais avec des paysans. Voilà pourquoi l’apathie des Français, et d’abord des intellectuels, me révulse. Nous paraissons cataloguer les Africains dans une autre espèce, comme s’ils incarnaient toujours la « race maudite de Cham », celle des soumis qui n’auraient même pas résisté à la colonisation et qui retourneraient à la sauvagerie de leurs traditionnelles guerres tribales. L’incompréhension de la différence débouche sur l’indifférence.

Bien sûr, on ne peut pas être de tous les combats. Chacun est d’ailleurs parfaitement libre de ne pas s’engager. Mais, en laissant les mains libres à notre exécutif, à notre lobby militaro-industriel et à nos entreprises corruptrices, notre passivité nous rend co-responsables des crimes les plus effarants. C’est sur ce plan, celui de la responsabilité de chacun, et non pas sur celui de la culpabilité collective, que nous devons nous situer. Foin des tardives repentances si nous ne changeons pas nos pratiques actuelles ! Oublieux de leur devoir de doute, d’écoute, de documentation, d’analyse critique des valeurs établies et de diffusion de leurs connaissances, les intellectuels ne font tout simplement pas leur travail. L’action politique commence par là. L’argument de la méconnaissance des situations politiques locales ne tient pas, car c’est ici qu’il faut se battre contre la françafrique. Elle se transforme, s’adapte, mais elle existe toujours, au contraire de ce que prétendent certains. Ce combat contre l’indifférence nous concerne tous. Pour qu’un président de la République française ne puisse plus jamais dire : « Dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important. » [4]

Dominique Franche

Notes

[1] Smith, S., « La France éprise de l’Afrique, pour le meilleur et pour le pire », Le Monde, 2 mars 2001.

[2] Nyerere lança à la fin des années 1960 le programme ujamaa. Il s’agissait de grouper les paysans, qui vivaient jusqu’alors en habitat dispersé, dans des villages pourvus d’écoles, de centres de santé et de points d’eau, et d’instaurer un système de travail collectif sur des champs communautaires. Devant l’inertie des paysans, la villagisation fut encouragée par le cadeau d’équipements, puis accomplie sous la contrainte, avant que l’effondrement de la production agricole n’oblige le gouvernement à laisser libre cours à l’initiative individuelle. Parmi de nombreuses erreurs d’appréciation, outre la négligence des désirs et des avis des paysans, les facteurs climatiques et agronomiques avaient été négligés dans le choix des sites et la conception même du programme.

[3] C’était en 1976-1977. Lévy-Bruhl, auteur de cette conception, figurait encore dans les manuels.

[4] À ma connaissance, ce propos de François Mitterrand, rapporté par Patrick de Saint-Exupéry, journaliste particulièrement rigoureux dans le recoupement de ses informations, n’a pas été démenti.

https://vacarme.org/article2349.html  16 février 2014    VACARME 16 / POLITIQUES AFRICAINES