Le Mali dans une zone de turbulence- Alpha Amadou Sy-Philosophe/ Écrivain-Président de la CACSEN

Dans notre ouvrage, L ’espace politique de l’Afrique francophone, 25 après le Sommet de la Baule[1], nous soulignions les immenses espoirs suscités par la chute du régime dictatorial du Général Moussa Traoré.  Outre le profond soulagement ressenti par les Maliens du seul fait d’avoir été débarrassé d’un pouvoir policier, la gestion presque parfaite de la transition laissait présager des lendemains meilleurs.

Ayant perpétré le coup d’État en mars 1991, dès juillet de la même année, le Général Amadou Toumani Touré, à la direction du Comité de Transition pour le Salut du peuple, ouvrit la conférence nationale. Ces Assises débouchèrent, en 1992, sur les élections législatives en février 1992, et la présidentielle, en avril. Pour avoir eu la lucidité politique de ne pas être partie prenante de cette consultation présidentielle, le chef de la junte militaire bénéficia d’une incontestable estime. Pour preuve, il a été surnommé « Soldat de la démocratie ».

Au sortir de ce premier scrutin, Alpha Oumar Konaré, leader d’l’alliance pour la Démocratie au Mali-Parti Africain pour la Souveraineté et la Justice (ADEMA/PASJ), accéda à la magistrature suprême. Malgré une récession économique accentuée par les effets collatéraux du conflit avec les Touaregs, il a eu à son actif de profondes réformes dans l’axe de la consolidation des acquis enregistrés durant la transition politique.  Réélu en 1997, en plus d’avoir respecté la clause limitative des deux mandats, il réussit à garantir la fiabilité et la transparence à la présidentielle de 2012.

Ce contexte sera particulièrement favorable au Général Amadou Toumani Touré dont l’accès au Palais de Koulouba pouvait être considéré comme un satisfecit du peuple malien.  Sous le slogan « Pour un Mali qui gagne », il bénéficiera du suffrage fort confortable de ses concitoyens lors de la présidentielle d ‘avril 2002. Mais, les difficultés économiques, conjuguées avec les contrecoups de la   guerre du Nord, engendrèrent une crise politico-militaire. Le régime du Général Amadou Toumani Touré en sera tellement affaibli qu’il ne pourra pas déjouer un coup perpétré le 22 mars 2012, soit pratiquement à deux mois de la fin de son second mandat.

La facilité avec laquelle la junte militaire, conduite par le Capitaine Amadou Haya Sanogo, a réussi son coup de force a été d’autant plus déconcertante qu’il n’a été ni porté ni supporté par les citoyens maliens. Aussi la prise du pouvoir par le   Comité National pour le Redressement de la Démocratie et la Restauration de l’État (CNRDRE) aura – t-elle duré à peine une vingtaine de jours. Le désaveu, ou tout au moins l’indifférence populaire, rejoignant les pressions des institutions internationales, milita en faveur de la rapide mise en place des conditions de restauration de l’ordre républicain.

Ce moment de vide institutionnel fut mis à profit par les djihadistes qui, loin d’être satisfaits d’avoir soumis le Nord du Mali à leurs lois, affichèrent leur intention de marcher sur Bamako.

Comme si les Maliens mesuraient le péril imminent et sans doute mus par la volonté de renouer avec l’élan salvateur de mars 2002, ils participèrent avec enthousiasme à l’élection présidentielle post-crise de 2013. Du verdict des urnes, sortira la consécration de Ibrahima Boubacar Keita (IBK) au second tour devant Soumaïla Cissé. En revanche, la présidentielle de 2018 non seulement sera marquée par un fort taux d’abstention, mais surtout par des contradictions qui ne seront pas étrangères au coup d’État dont il sera lui aussi victime le 18 août 2020.

Ce coup de force sera d’autant plus bien accueilli par l’immense majorité des citoyens qu’il est l’issue jugée la moins désastreuse de rapport nettement antagoniste entre le locataire du Palais de Koulouba et les forces coalisées au sein du M5. Toutefois, s’il est loisible de considérer que cette junte a bénéficié du même soutien populaire que celle de 1991, force est de reconnaître que la comparaison ne va pas au-delà. Le Conseil National pour le Salut du Peuple (CNSP), sous la direction des Colonels Assimi Goïta et Malick Diaw, est confronté à des équations à plusieurs inconnus.

La première curiosité est de savoir jusqu’où la junte pourrait-elle se prévaloir de cette unité de vue qui assure la solidité et la solidarité que requiert la maîtrise de la situation sur l’intégralité du territoire malien. Cette unité de vue est aussi nécessaire pour échapper à « la malédiction des duos ». Cette préoccupation découle des expériences d’un passé très récent : en Guinée, Colonel Lansana Conté /Colonel Diarra Traoré, au Burkina Faso, Thomas Sankara/ Blaise Compaoré et, au Mali même, Moussa Traoré/Capitaine Yéro Diakité.

À cette équation vient s’ajouter cette énorme contradiction incrustée dans les rapports entre la junte et les forces coalisées du M5 pas loin de revendiquer la chute de I B K, car fortement convaincues que les militaires n’ont fait qu’asséner un coup de grâce à un régime à genoux du fait de leur forte mobilisation. Le mouvement citoyen accuse de plus en plus les militaires de vouloir accaparer le pouvoir.

La contestation de la Charte issue des concertations de septembre est révélatrice de ce contentieux périlleux pour la transition. Le dialogue est d’autant plus sous hypothèque que le M5 est composé de forces éclectiques dont des membres de la société civile, des personnalités religieuses et d’anciens ministres et de Hauts fonctionnaires. Parmi eux, certains avaient porté sans réserve la candidature de I B K pour un second mandat. Or, le nouveau contexte de la transition, en soumettant à rude épreuve l’unité des plus précaires des forces coalisées, favorise la dispersion des voix, laquelle fait du consensus fortement recherché une perspective fuyante.

Enfin, la dernière et non la moindre des contradictions est celle qui oppose, au-delà du Conseil National pour le Salut du Peuple (CNSP), le Mali à la CEDEAO. L’organisation régionale, dont les résultats de sa médiation dans la crise malienne ont été pour le moins qu’on puisse dire mitigés, n’est pas en odeur de sainteté dans ce pays. Il a été reproché à la CEDEAO, qui a pris des mesures draconiennes contre la junte, d’avoir été davantage guidée par l’esprit de syndicat de chef d’État que du souci de préserver la sécurité et le pouvoir d’achat des honnêtes citoyens maliens. La pilule a été d’autant plus difficile à avaler que les présidents ouest-africains les plus prompts à sanctionner la junte ne sont pas du tout considérés comme des références en matière de respect de l’ordre constitutionnel.

Ces reproches viennent se sédimenter sur cet autre grief beaucoup plus profond et autrement plus complexe, à savoir la gestion de Kidal. Des figures de proue du mouvement démocratique malien, au nombre desquelles le cinéaste et historien Cheikh Oumar Sissoko, n’ont cessé de dénoncer la politique des deux poids deux mesures adoptée par la CEDEAO à ce sujet. Ainsi dans son livre, Lettre ouverte au Peuple malien, après avoir rappelé ce propos de Mahamadou Issoufou, Président du Niger et Président en exercice de la CEDEAO, en octobre 2019 : « La CEDEAO ne peut accepter la déstabilisation d’un pays membre[2] », il formula cette interrogation « Mais alors qu’attend -il pour convoquer une réunion au sommet de l’organisation régionale pour Kidal ?»

Le cinéaste et ancien ministre de la Culture du Mali s’est d’autant plus focalisé sur cette question qu’il considère Kidal « comme le centre de toutes les tragédies que connaissent le Burkina Faso, le Mali et le Niger ».

Si on ignore l’impact de ce courant critique, tant par rapport à la France qu’à la CEDEAO, sur le M5 sait-on au moins que le refus de la CMA, Coordination des Mouvements de l’AZAWAD, de participer aux concertations qui se veulent inclusives, témoigne de la persistance de la partition du Mali.

Sur cette liste des absents aux concertations, figure Soumaïla Cissé, leader de l’Union pour la République et la Démocratie, (URD). S’il est difficile d’apprécier son poids politique actuel, il reste que, pour être un des principaux protagonistes du jeu politique dans son pays, il aurait certainement son mot à dire. Du reste, l’omerta au sujet de son kidnapping demeure plus qu’énigmatique.

En tout état de cause, cette panoplie de contradictions montre bien que le Mali est véritablement dans une terrible zone de turbulence. Les différents protagonistes de la transition sauront-ils faire preuve de patriotisme et d’esprit républicain pour assurer, enfin, au peuple malien la sérénité et la paix qu’il mérite amplement ? Au regard de la configuration des forces politiques en présence est-il légitime de croire que du chaos du moment surviendra la Renaissance qui emprunte ces deux voies, à savoir l’édification de l’État de droit et le développement socio-économique du Mali ?  Quelle carte jouera Paris pour peser de quel poids dans cette transition ? Quid de la CEDEAO ? Sera -t-elle à même de faire preuve de plus de circonspection à l’endroit des citoyens éprouvés afin que, tout en condamnant les coups d’État militaires comme constitutionnels, elle intègre le droit inaliénable des peuples à résister à l’oppression ? Autant de questions ouvertes sur l’avenir de vaillant peuple malien !

Alpha Amadou Sy

Philosophe/ Écrivain

Président de la CACSEN

 

[1] Alpha Amadou Sy, L ’espace politique de l’Afrique francophone, 25 après le Sommet de la Baule, Paris, éditions L’Harmattan,2017.

[2] Cheikh Oumar Sissoko, Lettre ouverte au Peuple malien, Préface de Salif Keita, Postface de Jean Ziegler, Bamako, Coédition Aplus d’un titre et EBENA du Mandé, le site dedié www.BamakoMali.org, juillet 2020, p.46.