Caroline de Mulder- MANGER BAMBI-La violence féminine ce tabou

Éditeur : GALLIMARD

Bambi, quinze ans bientôt seize, est décidée à sortir de la misère. Avec ses amies, elle a trouvé un filon : les sites de sugardating qui mettent en contact des jeunes filles pauvres avec des messieurs plus âgés désireux d’entretenir une protégée. Bambi se pose en proie parfaite. Mais Bambi n’aime pas flirter ni séduire, encore moins céder. Ce qu’on ne lui donne pas gratis, elle le prend de force. Et dans un monde où on refuse aux femmes jusqu’à l’idée de la violence, Bambi rend les coups. Même ceux qu’on ne lui a pas donnés.

Caroline De Mulder: «La violence féminine reste un sujet tabou»

Un gang de zonardes, quelque part. Bambi, quasi 16 ans, est leur cheffe. Elles soutirent du blé à de vieux aisés captés sur les réseaux de sugardating. Avec violence parce qu’elles n’ont pas appris d’autres moyens pour exister.

Entretien avec Caroline De Mulder pour MANGER BAMBI/ La Noire/ Gallimard.

“Née à Gand, Caroline De Mulder est l’auteur de quatre romans. Ego tango (Prix Rossel 2010) et Nous les bêtes traquées (2012) ont paru aux éditions Champ Vallon puis en Babel; Bye bye Elvis (2014) et Calcaire (2017) aux éditions Actes Sud. Elle est aussi enseignante de lettres modernes à l’université de Namur. On lui doit par ailleurs un essai “Libido sciendi: le savant, le désir, la femme” (2012), aux éditions du Seuil.”

Oui. Peut-être un petit ajout à faire : en 2020, j’ai publié « Folie à deux », une non-fiction littéraire sur l’affaire Paulin-Mathurin, qui a été intégrée dans le recueil Les Désirs comme désordre aux éditions Pauvert.

2- Vous êtes flamande et vous travaillez en français, vous écrivez en français, vous lisez en français, à quelles occasions votre langue maternelle refait-elle surface?

Elle refait surface quand me manque en français un mot qui existe seulement en néerlandais. Quand je cherche une expression dont il n’existe pas d’équivalent dans la langue de Molière, pourtant si riche. Quand je m’amuse à essayer de traduire un titre ou une phrase d’une langue vers l’autre, petit jeu compulsif dont je ne me lasse jamais. Quand je m’énerve en regardant un film ou une série en néerlandais sous-titré en français, et en trouvant la traduction mauvaise voire erronée. Et enfin, elle refait surface en famille, puisque toute ma famille au sens large, flamande d’origine, parle d’abord (et pour certains uniquement) le néerlandais.

 

3- “Manger Bambi” sort chez Gallimard, vous n’étiez pas bien chez Actes Sud? Sans présager du succès de votre roman, concernant la couverture vous êtes déjà méchamment gagnante non? Plus sérieusement que ressent-on quand on arrive dans une grande maison comme Gallimard et qu’on est tout de suite propulsé dans une collection mythique comme La Noire?

Tous les livres ne sont pas pour tous les éditeurs. Manger Bambi n’avait pas sa place dans la ligne éditoriale d’Actes Noirs. Stéfanie Delestré, qui dirige actuellement La Noire, a accueilli le texte avec enthousiasme. Dire que je suis fière de publier ce texte dans le sillage de Cormac McCarthy, Raymond Chandler et autres fines gâchettes, est en dessous de la réalité. Quant à la couverture du roman, elle est en effet très réussie – l’œuvre de Martin Corbasson, graphiste chez Gallimard. Il a aussi créé la magnifique couverture de Lykaia (D.O.A.), dont on peut se demander si elle n’a pas inspiré ensuite le graphisme de La Noire. 

4- “Manger Bambi”, le titre annonce le soufre qui va se diffuser pendant tout le roman, qui a eu cette belle inspiration pour le titre?

C’est aux alentours de Noël il y a quelques années (deux ? trois ?), alors que le roman existait sous forme d’ébauche, que l’idée de ce titre m’est venue – d’abord sur le mode de la plaisanterie, en fait. Je l’ai soumis à plusieurs personnes, dont certains l’ont trouvé obscur ou étrange, tandis que d’autres l’ont aimé. Je l’ai gardé et, pour la petite anecdote, c’est le titre qui a valu à mon « héroïne » le surnom de Bambi. En d’autres termes, le titre est antérieur au surnom. 

5- Quelle est la genèse de l’histoire, un moment déclencheur ou une envie de traiter un sujet particulier?

L’idée de départ était d’explorer, d’une manière ou d’une autre, la violence féminine. Ce sujet reste largement tabou, en particulier à l’ère post-« me-too » où les femmes sont surtout et pour ainsi dire exclusivement représentées comme des victimes. J’ai exploré toutes sortes de femmes et de violences – tueuses en série, terroristes, infanticides etc. – et je me suis arrêtée sur le phénomène actuel et assez bien documenté des « gangs de filles », qui sévissent dans les grandes villes. À côté de ça, il y a le phénomène du « sugardating », auquel ont recours des populations jeunes et précarisées ; j’ai trouvé intéressant de renverser la donne en faisant de la proie une prédatrice. 

6- Les univers des gangs de filles et du sugardating sont effectivement bien montrés dans votre roman. Avez-vous justement déjà été confrontée à une telle précarité pouvant inciter à la prostitution dans votre relation avec vos étudiants?

Si certains de mes étudiants ou étudiantes ont recours à la prostitution, ce n’est certainement pas auprès d’une de leurs profs qu’ils iront se confier en priorité. Cependant, cette prostitution existe, forcément, parmi une population pour partie précarisée. En 2017, « Rich meet beautiful » a mené une campagne publicitaire qui a fait scandale, autour des campus bruxellois (voir photo jointe) : « Hey les étudiantes ! Améliorez votre style de vie. Sortez avec un sugardaddy. Richmeetbeautiful.be » – surfant à mon avis insidieusement sur la vogue de Fifty Shades of grey. Pour Manger Bambi, je me suis fait des profils factices du côté « daddy » et du côté « baby », et rien qu’en y traînant un peu, je peux déjà vous dire que la réalité n’est pas très glamour. A fortiori en regardant des documentaires sur le sujet et en passant un peu de temps sur des forums où des intéressé(e)s échangent leurs expériences. 

7- Vous revenez sur “Me too” que nous avions évoqué lors du premier entretien début 2018. Avec le recul, ce mouvement a-t-il eu un impact pour la cause des femmes?

Il serait absurde de prétendre que « Me too » n’a pas eu d’impact sur la cause des femmes. Reste à savoir quel sera exactement cet impact à long terme. En tout cas représenter systématiquement les femmes comme des victimes et les hommes comme des bourreaux (ce qui constitue une sorte de tendance de fond actuellement) risque de ne pas être vraiment constructif sur le plan du vivre-ensemble. Et placer les femmes dans une position de passivité systématique face à l’inévitable agressivité masculine n’est absolument pas féministe, à mon avis.  

8- Pensez-vous qu’un auteur homme pourrait écrire “Manger Bambi” aujourd’hui sans être rapidement l’objet de vives critiques?

Idéalement, il faudrait qu’un auteur homme puisse écrire Manger Bambi au même titre qu’une femme. Mais force est de reconnaître qu’il ne pourrait présenter un personnage féminin aussi ambigu sans apparaître pour le moins suspect. C’est une évolution qui m’inquiète ; comme s’il fallait qu’un personnage soit inscrit dans notre chair même plutôt que d’être un enfant de notre esprit. Pourquoi est-il devenu risqué de parler de femmes lorsqu’on est un homme, de noirs lorsqu’on est blanc, d’homosexuels quand on est hétérosexuel ou de trans quand on est cis ? Ainsi, si un homme ne peut pas écrire Manger Bambi, à quel titre Dominique Manotti peut-elle écrire sur un policier homosexuel ? La fiction ne nous donne-t-elle pas le pouvoir et le droit de nous glisser dans toutes les peaux ? 

9- Les gangs de filles utilisent des codes très spécifiques y compris langagiers et lexicaux que vous semblez bien maîtriser alors qu’ils paraissent assez éloignés du quotidien d’une universitaire en lettres modernes. Quel a été votre travail, comment vous êtes-vous immergée dans cette “subculture” ?

Comme je l’écrivais en réponse à la question 8, la fiction permet de se glisser dans toutes les peaux. Pour peu, bien sûr, qu’on travaille à fond son personnage et l’univers qui est le sien. Dans le cas de Manger Bambi, j’ai bien sûr regardé tous les documentaires disponibles sur le phénomène des gangs de filles et autres adolescentes rebelles, ce qui permet de voir non seulement leur manière de parler, mais aussi de bouger, de s’habiller, et de se comporter. À côté de cela, il y a toutes sortes de vidéos mises en ligne par des filles d’un profil semblable à ma Bambi, et les forums, qui permettent de s’approprier certaines tournures, voire une certaine manière de penser. Sans oublier, les ouvrages sur les codes langagiers en banlieue, mais aussi le « Dico des ados » et le « Dictionnaire de la zone ». Enfin, j’ai écrit ce roman en écoutant du rap français, beaucoup de rap, du bon et du moins bon. Du point de vue de la langue, c’est un travail qui m’a passionnée. Ensuite, pour ce qui est de la psychologie, j’ai infusé dans Bambi ma propre colère, transposée sur un tout autre plan, et elle lui a donné vie, je pense. C’est un personnage que j’aime beaucoup.  

10- “Manger Bambi” est écrit au présent. Peut-on demander à une prof les avantages d’un tel choix narratif ?

Lorsque la narration se fait à la troisième personne, les temps à l’imparfait établissent une distance de plus. J’aime le présent, pour son côté direct, et parce qu’il permet d’accompagner au plus près le personnage. Le sujet, en outre, est actuel : l’écriture au présent me semble s’imposer. Je pourrais aussi vous répondre ce que je dis quelquefois aux étudiants qui suivent mon cours d’Ecritures fictionnelles : je me méfie des adjectifs, des phrases longues et … du passé simple. À mon avis, la littérature, ce n’est pas forcément ce qui « fait » le plus littéraire. Le passé simple, notamment, est sans doute le temps littéraire par excellence, mais me semble dépassé, me ramène irrémédiablement aux grands romans du XIXe siècle (que je lis avec plaisir, d’ailleurs).

11- Plus haut vous avez dit “avoir trouvé intéressant de renverser la donne en faisant de la proie une prédatrice”, cela signifie-t-il que pour vous Bambi est coupable? Prenez-vous parti ou restez-vous juste observatrice dans vos romans en général et en particulier dans Bambi où vous donnez au lecteur tous les outils d’analyse du comportement de l’ado?

Bambi est un personnage profondément ambigu. C’est une victime devenue bourreau redevenue victime d’elle-même et d’un environnement qui refuse de lui accorder ne serait que l’idée de la violence comme mode de défense. L’idée derrière ce livre, c’est que la violence nous vient à tous, et aussi aux filles, quand nous sommes victimes de violence, et que plus cette violence est sale, plus on y répond salement. Que de victime, le plus souvent, la réaction est de devenir bourreau, les femmes aussi, et que la spirale de violence dans laquelle on s’enfonce ensuite, on n’en sort pas, ou très mal, quand on n’est pas ou mal armé par la vie. 

Je ne prends pas parti pour elle, non. On ne peut pas prendre parti pour elle, car indéniablement elle se conduit mal. En revanche, on peut dans une certaine mesure la comprendre, lui trouver des circonstances atténuantes, trembler de ce qui lui arrive et espérer un revirement. 

12- “Manger Bambi” devait sortir en avril 2020… Comment vit-on ce retard?  Peut-on se consacrer sereinement à d’autres projets d’écriture?

Je vous avoue qu’on ne le vit pas forcément bien, surtout quand le livre finit par sortir sur un marché qui reste adverse – troisième confinement en vue ? Il faut lâcher prise et essayer de se concentrer sur autre chose, sinon sereinement du moins obstinément. 

13- Quelle serait la B.O. idéale pour “Manger Bambi”?

Junglepussy, « Bling bling »

14- Un vœu pour 2021?

Que les librairies ne referment pas à la mi-janvier, histoire de ne pas devoir enterrer Bambi une semaine après sa sortie. 

Entretien effectué par échange de mails autour de Noël 2020.

Merci Caroline.